Difficile de comprendre le monde du 21ème siècle sans une vue d’ensemble de ses sources d’énergie. Mais par quelle porte entrer dans leur histoire ? Entre les définitions qu’en donne la physique, la description de leurs techniques ou les débats que soulèvent l’économie et la politique de l’énergie, le destin de quelques-uns de ses acteurs est une voie innovante et séduisante.
C’est en constatant que « l’on a trop tendance à sous-estimer le rôle des hommes et des femmes qui, par leurs recherches, leurs intuitions et souvent leur audace, ont modelé le paysage énergétique d’aujourd’hui » (p. 9), que Jacques Percebois a décidé d’en choisir quelques-un(e)s pour introduire à une compréhension de l’évolution énergétique mondiale[1]. Ce faisant, il rappelle le souvenir – ou fait découvrir – de l’existence de quelques grandes figures qui ont ponctué l’histoire scientifique, technologique, économique et politique de l’énergie, tout en exposant à cette occasion l’état des connaissances, avant et après leur intervention.
1. D’Émilie du Châtelet à Frank Ramsey
Même lorsqu’ils connaissent bien les questions énergétiques, tous les lecteurs ne reconnaîtront pas les douze personnages choisis de façon « évidemment arbitraire, donc contestable » (p. 10). Tous et toutes ont apporté une contribution reconnue à la construction du système énergétique moderne, mais, à une exception près, ils ont aussi en commun une fin tragique.
1.1. Les plus connus
Ce sont probablement Antoine de Lavoisier, Philippe Lebon, Stanley Jevons, Mohammad Mossadegh, Rudolph Diesel et Enrico Mattei.
Le premier, guillotiné en 1794 parce qu’il était fermier général, avait publié cinq ans plus tôt un « Traité élémentaire de chimie » comportant, entre autres, ses découvertes sur ce gaz auquel il donnera le nom d’oxygène, sur la composition de l’eau et plus généralement sur la loi de conservation selon laquelle « rien ne se perd, rien ne crée, tout se transforme » (p. 23). Toutes ces avancées s’appuyaient sur les échanges entre savants de l’époque : Joseph Priesley en Angleterre, Carl Wilheim Sheele en Suède, Joseph Black en Ecosse, en attendant Louis Joseph Gay-Lussac en France et Alexander von Humbold en Allemagne.
Dix ans après la mort d’Antoine de Lavoisier, l’ingénieur chimiste Philippe Lebon est assassiné à Paris. Il avait déposé en 1799 un brevet de thermolampe alimentée en gaz issu de la distillation du bois. L’innovation va impulser l’éclairage au gaz puis la production de gaz manufacturé à partir du charbon minéral. D’autres ingénieurs feront progresser la nouvelle technologie : l’Ecossais William Murdoch, Frédéric Albert Winsor (ou Wintzler) d’origine tchèque ou le Suisse Isaac de Rivaz, créateur du « premier moteur à explosion fonctionnant avec l’hydrogène du gaz de houille » (p. 25).
En ce début du 19ème siècle, le gaz ne peut venir massivement que de la distillation du charbon minéral dont l’exploitation à grande échelle approvisionne déjà un pays comme l’Angleterre. C’est donc tout naturellement là que sera publié en 1865 The coal question: an inquiry concerning the progress of the nation and the probable exhaustion of the coal mining. Son auteur, Stanley Jevons, décédé par noyade accidentelle à 47 ans, en 1882, y explique que les améliorations technologiques augmentent l’efficacité d’utilisation de la ressource et, par-là, sa demande, via l’effet rebond (baptisé aussi « paradoxe de Jevons ») (p. 48). Pour satisfaire la demande, l’offre entraîne un creusement toujours plus profond des mines, donc une hausse des coûts et une menace pour la compétitivité de l’économie britannique face à des concurrents mieux pourvus tels que les États-Unis (figure 1).
Dans ce dernier pays, ce n’est déjà plus le charbon mais le pétrole qui est en train de s’imposer. Parmi les grands acteurs bien connus de la nouvelle source d’énergie, trois ont aussi connu une fin tragique.
Disparu en mer en 1913, Rudolph Diesel n’exploite pas des gisements pétroliers, mais, en inventant un moteur thermique destiné à supplanter la machine à vapeur, il révolutionne la technologie des transports maritimes, routiers et aériens, assurant ainsi au pétrole des débouchés sans concurrents. Les succès du moteur diesel ont ainsi éclipsé bien d’autres inventeurs, comme ceux de la voiture électrique : l’Écossais Robert Anderson ou le Français Gaston Planté (pp. 94-98).
Mohammad Mossadegh est mort dans son lit en 1967, mais après avoir été condamné à mort en 1953 (pp. 105-110). Son crime ? S’être opposé aux exigences de l’Anglo-Iranian Oil Company (AIOC) qui dominait l’exploitation pétrolière de son pays et avoir créé la National Iranian Oil Company (NIOC). Sur les traces de Lazaro Cardenas qui, dès 1938, avait mis sur pied les Petroleos Mexicanos (PEMEX), l’Iranien venait de consolider le nationalisme pétrolier des pays producteurs qui se réuniront quelques années plus tard au sein de l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole (OPEP).
Côté pays consommateurs de pétrole, le nationalisme a aussi inspiré une grande aventure, conduite en Italie par Enrico Mattei, mort vraisemblablement assassiné dans un accident d’avion en 1962 (figure 2). En proposant aux pays producteurs des contrats de partage de production, concurrents des traditionnelles concessions, et en pratiquant le troc avec l’Union Soviétique en pleine « guerre froide », l’Italien avait réduit la dépendance pétrolière de son pays, mais en se créant de nombreux ennemis.
1.2. Les moins connus, voire les inconnus
Les six autres personnages choisis par Jacques Percebois ont, comme les précédents, apporté une contribution remarquée au progrès des connaissances ou à la construction des systèmes. Mais ils l’ont fait de façon si discrète que leur nom n’est resté que dans la mémoire des spécialistes de chaque discipline ou des différents secteurs d’activité.
Le plus ancien est une femme, Émilie du Châtelet, morte des suites d’un accouchement, en 1749 à l’âge de 43 ans. Mathématicienne, physicienne, amie intime de Voltaire, elle a laissé la traduction en français des Philosophiae Naturalis Principia Mathematica de Newton. Connaissant bien la pensée de ce dernier, elle n’a pas hésité à prendre parti contre lui en se rangeant aux côté de Leibnitz dans le débat sur la relation masse et énergie qui ouvre le champ du progrès des connaissances sur le concept d’énergie, de F=mv2 au célèbre E=mc2 d’Albert Einstein.
Les autres personnages sont beaucoup plus récents, en commençant par Samuel Insull, décédé d’une crise cardiaque dans le métro parisien en 1958. Créateur aux États-Unis de la ComEdison qui, à son apogée, desservira 10% de la consommation totale d’électricité, avant sa ruine par la Grande Dépression des années 1930, « il a anticipé l’énorme potentiel de la « fée électricité » … et a compris avant beaucoup d’autres la supériorité du courant alternatif sur le courant continu » (p. 69), sans parler des atouts de la production à grande échelle, de l’interconnexion ou des modulations tarifaires. Par-là, Samuel Insull s’inscrit dans la lignée des grands acteurs du développement de l’électricité : Mickaël Faraday, James Maxwell, Thomas Edison, Nikola Tesla, Georges Westinghouse, Marcel Desprez et quelques autres.
Seul personnage à n’avoir pas été victime d’une mort violente, Lise Meitner est « la grande oubliée de la fission nucléaire » (p. 125). Au cours d’une conversation avec son neveu Otto Frisch qui travaillait dans le laboratoire de Niels Bohr à Copenhague, elle s’écrie « et si le noyau s’était brisé », déclic qui est à l’origine de la fission nucléaire, donc de la bombe atomique et des centrales nucléaires (figure 3).
Parmi ces dernières, celle de Tchernobyl est connue du monde entier depuis la catastrophe de 1986. L’un de ceux qui l’a le mieux connu, puisqu’en charge de la gérer, se nomme Valeri Alekseïevitch Legassov. Déprimé par les manquements aux exigences de sûreté, il s’est suicidé à Moscou en 1988.
Sans doute encore moins connu que les deux personnages précédents, Conrad Kilian s’est lui aussi suicidé, ou a été assassiné, à Grenoble en 1950. Initié à la géologie alpine par son père Wilfried Kilian, il se lance à partir de 1922 dans l’exploration du Sahara algérien, puis du Fezzan libyen au cours des années 1940, convaincu de la richesse du sous-sol de ces régions en hydrocarbures. Non sans d’extrêmes difficultés, il parviendra à en convaincre les responsables pétroliers et politiques français.
Avec Frank Ramsey, l’histoire de l’énergie saute de la physique, de la technologie et de la géologie à l’économie. Mathématicien et économiste, décédé d’une maladie chronique du foie en 1930, alors qu’il n’était encore âgé que de 27 ans, Frank Ramsey laisse son nom à un théorème, pièce centrale de la théorie des probabilités subjectives et de la théorie de la décision. « Son modèle est reconnu aujourd’hui comme le point de départ de la théorie optimale de l’accumulation » (p. 194), laquelle repose sur les choix inter-temporels des agents économiques.
2. De l’équivalence masse-énergie au choix d’un taux d’actualisation
Les personnages qui viennent d’être décrits ont laissé sur le système énergétique mondial de fortes empreintes en termes de connaissances scientifiques, d’innovations technologiques, de constructions d’entreprises ou d’institutions économiques et politiques, mais la plupart d’entre elles ne se sont imposées qu’au terme de débats qui rythment l’histoire de l’énergie.
2.1. Le charbon minéral : de l’épuisement à la régression et à la pollution
Exploité depuis des temps très anciens, notamment en Chine, le charbon minéral ne prend la tête de l’approvisionnement énergétique mondial qu’au cours du 19ème siècle, lorsque l’Angleterre, sous la menace d’un épuisement de sa biomasse, l’utilise comme source de chaleur puis de réduction du minerai de fer et de force motrice. Son histoire est ensuite bien connue. Repoussée par celle des hydrocarbures à partir des premières décennies du 20ème siècle, sa consommation stagne ou recule selon les pays, jusqu’à son retour en force après les chocs pétroliers et l’essor des économies asiatiques (Lire : Économie et politique du charbon minéral). Cet essor durera-t-il ? Sans doute pas, si les politiques de lutte contre l’effet de serre s’imposent dans tous les pays, dont la Chine et l’Inde.
Quels sont les fondements d’une politique rationnelle de prix du charbon ? Selon l’École Marginaliste dont Stanley Jevons est l’un des fondateurs, « le prix d’un produit a tendance à s’aligner sur son coût marginal », lequel, s’agissant d’une ressource épuisable, ne peut qu’augmenter, procurant par là une rente différentielle aux propriétaires des gisements les plus faciles à exploiter (pp. 48-49). Cette conclusion rejoint celle de David Ricardo selon qui « l’exploitation des ressources naturelles est soumise à la loi des rendements décroissants » (p. 50). Leur prix ne peut donc que croître puisque, sous l’effet de la croissance démographique exponentielle qui alarme Thomas-Robert Malthus, les sociétés sont contraintes de mettre en valeur des terres moins fertiles ou des gisements moins productifs.
La perspective d’un coût du charbon croissant avec l’épuisement des mines soulève la question de « la gestion inter-temporelle d’une ressource épuisable » (p. 53). Une réponse lui est apportée par l’Américain Harold Hotelling qui propose un sentier optimal d’extraction d’une ressource épuisable telle que le charbon, le pétrole ou le gaz (figure 4). Pour le suivre, la ressource doit être vendue à un prix incluant coût marginal de production et rente de rareté, cette dernière traduisant l’irréversibilité de l’exploitation. A cette fin, le prix doit évoluer au cours du temps au même rythme que le taux d’intérêt, ce qui assure à l’exploitant qu’une vente future lui rapportera autant qu’une vente immédiate (p. 54).
Cet arbitrage entre le présent et le futur sera ultérieurement élargi par les travaux de Frank Ramsey sur le taux d’actualisation, taux de préférence pour le présent, ou prix du temps, qui, moyennant une anticipation du taux de croissance de l’économie et la prise en compte d’un coefficient d’aversion pour le risque, permet un choix rationnel entre investissements longs (pp. 193-195).
Au cours du temps, la perspective d’un épuisement prochain des ressources charbonnières s’est éloignée sous l’effet d’une croissance de la demande ralentie par l’essor des hydrocarbures et d’une offre gonflée par le progrès technique (exploitation à ciel ouvert, notamment) et la découverte de nouveaux sites (Lire : La consommation mondiale d’énergie 1800-2000, les résultats). Dans les débats sur le prix du charbon, le coût d’un risque d’épuisement prochain de la ressource a laissé la place au coût de l’adaptation de l’industrie charbonnière à sa perte de compétitivité, puis à celui des impacts environnementaux de la production et de l’utilisation du charbon.
De la fin des années 1950 aux années 1970, les mines de charbon sont condamnées à la fermeture dans nombre de pays, européens notamment, ouverts aux importations de pétrole bon marché. Dans quel ordre et à quel rythme effectuer ces fermetures ? En France, il a été décidé que l’exploitation de chaque mine évoluera avec son coût de régression, lequel est « défini comme le supplément de coûts actualisés (donc estimé en valeur actuelle) qu’il faudra supporter en moyenne pour chaque tonne de charbon extraite tant que la mine restera ouverte, par rapport à une situation où elle serait fermée » (p. 56).
Depuis cette époque, l’approvisionnement charbonnier des pays importateurs provient de marchés mondiaux. Les prix qui s’y forment sur des bases concurrentielles sont de moins en moins acceptés par les politiques énergétiques soucieuses de cohérence avec les politiques environnementales (Lire : Charbon minéral, retraits et désinvestissements se multiplient). Les prix du charbon sont donc chargés d’une partie des coûts de leurs pollutions locales et de leurs émissions de gaz à effet de serre (GES), par l’intermédiaire notamment d’un prix du carbone (pp. 58-65).
2.2. Pétrole : économie et politique
Connu depuis des temps sans doute aussi anciens que ceux du charbon, le pétrole ne devient une grande source d’énergie qu’à partir du milieu du 19ème siècle, suite aux recherches entreprises pour suppléer aux huiles végétales et animales incapables de satisfaire la croissance des besoins de lubrification et d’éclairage tirés par l’industrialisation et l’urbanisation (Lire : Consommation mondiale d’énergie avant l’ère industrielle). Initialement exploité aux États-Unis par une foule de petits producteurs, le nouveau combustible passe rapidement entre les mains de grandes compagnies qui assoient leur développement sur les économies d’échelle du transport par tuyau et du raffinage (figure 5). En dépit du démantèlement de la Standard Oil en 1913, au nom de la lutte contre les abus de position dominante, l’industrie pétrolière restera structurée en grandes compagnies, très tôt internationalisées (pp. 163-166).
Sur le marché oligopolistique mondial qu’elles organisent, ces compagnies, dont les plus puissantes bientôt baptisées « les sept sœurs », contrôlent prix et quantités, au grand dam des pays contraints de passer par elles pour acheter ou vendre une ressource devenue stratégique (Lire : Pétrole, réformes et renégociations du régime de l’amont pétrolier au Venezuela et au Moyen-Orient).
Dans les pays industrialisés, dès le début du 20ème siècle, la mobilité des personnes et des marchandises, devenue composante essentielle du développement économique, ne peut plus se passer de produits pétroliers (pp. 94-97) car l’automobile devient reine (Lire : L’automobile du futur, quelles sources d’énergie ?). La dépendance externe qui en résulte, notamment au cours de la Première guerre mondiale, incite les Etats à intervenir beaucoup plus qu’ils ne l’avaient fait pour le charbon. Outre la régulation de leurs marchés domestiques, ils prennent une part active à l’exploration, la production et l’organisation industrielle du pétrole. En France, la création de la Compagnie Française des Pétroles (CFP) en 1923, sera suivie par celle de la Régie Autonome des Pétroles (RAP) en 1939 puis par la mise en exploitation du Sahara par des entreprises publiques après 1950 (pp. 151-159). En Italie, la poursuite de l’indépendance pétrolière passera par les innovations institutionnelles de l’Azienda Generale Italiana Petroli (AGIP) relayée en 1953 par l’Ente Nazionale Idrocarburi (ENI) (pp. 161-163 et 166-176).
Face aux grandes compagnies privées et publiques exploitant les ressources de leur sous-sol, les États dits producteurs n’ont pas tardé à réagir, au Mexique, au Venezuela, en Iran puis dans la plupart des autres pays (pp. 105-121). Les plus actifs d’entre eux s’accordent en 1960 pour créer l’OPEP, laquelle joue depuis un rôle central dans la régulation de l’offre, donc dans la fixation des prix, y compris jusqu’au Green Deal de 2020 (Lire : L’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP)).
2.3. Gaz manufacturé, gaz naturel, biogaz et hydrogène
L’entrée massive du gaz dans le bilan énergétique mondial, annoncée par les découvertes d’Antoine de Lavoisier et les innovations de Philippe Lebon, résulte moins de la production de gaz manufacturé que de la mise à disposition des grandes ressources de gaz naturel (Lire : Gaz naturel, la formation d’une grande industrie au 20ème siècle, 1ère partie et 2ème partie) aux États-Unis, puis, beaucoup plus tard, en Italie (vallée du Po), aux Pays Bas (Groningue), en France (Lacq), en Union Soviétique, avant que les pays producteurs de pétrole, tels que l’Algérie, le Mexique, l’Iran, le Qatar ou l’Indonésie ne prennent le relais (pp. 24-35). Depuis le début du 21ème siècle, s’ajoutent à ces ressources celles des gaz de schistes (Lire : Gaz de schistes et La formation du gaz de schistes et son extraction) obtenus par l’alliance entre les technologies de la fracturation hydraulique et du forage horizontal (pp. 35-36).
Par l’abondance de ses ressources sur tous les continents et l’attrait de ses utilisations moins dangereuses pour l’environnement que celles des autres sources fossiles, le gaz naturel a encore de beaux jours devant lui. De nombreuses innovations préparent cependant la venue de gaz encore mieux adaptés à la neutralité carbone. Les unes concernent le biogaz, tiré de la méthanisation des ordures ou des cultures vivrières (Lire : Gazéification de la biomasse). Les autres, plus compliquées, visent à obtenir de l’hydrogène par électrolyse de l’eau (power-to-gas) à partir d’une électricité décarbonée, d’origine nucléaire ou renouvelable. Cet hydrogène (Lire : L’hydrogène et Production d’hydrogène vert) peut ensuite être reconverti en électricité via une pile à combustible ou recombiné avec du CO2 pour l’obtention de CH4 par la technique de la méthanation (pp. 39-43).
Contrairement à celle du pétrole, l’économie du gaz naturel n’a évolué que tardivement vers la mondialisation pour des raisons tenant aux contraintes de son transport par gazoduc, d’où des marchés très différents allant d’une vive concurrence aux États-Unis au monopole public dans plusieurs pays européens, partout cependant sous régulation de la formation des prix par les États. Avec l’essor des échanges internationaux par gazoduc et méthanier, la contractualisation à long terme s’est imposée et avec elle un système de prix de plus en plus complexe comportant la célèbre formule « take or pay » ou plutôt « take or not take but pay ». Puis, la multiplication des acteurs aidant, les prix de contrats ont été assouplis et complétés par des prix issus d’échanges spot, le plus souvent sur hubs (pp. 33-39).
2.4. Primaire ou secondaire, l’électricité gagne sur tous les terrains
Les découvreurs de l’électromagnétisme et les concepteurs des premiers moteurs électriques ne pouvaient évidemment pas imaginer l’enchaînement des innovations et des avancées scientifiques qui, à partir des dernières décennies du 19ème siècle, vont imposer l’électricité, dans la plupart des usages énergétiques, de l’éclairage à la production de chaleur, en passant surtout par la force motrice (Lire : Histoire de l’électricité et Électricité, génération et transport). L’électricité doit cette réussite à la multiplication de ses sources de production, tant primaires (hydraulique, nucléaire, géothermique, éolienne, solaire) que secondaires (centrales thermoélectriques), mais aussi à la mise au point de moyens de transport sur des distances de plus en plus longues et de réseaux de distribution de plus en plus denses (figure 6) via des transformateurs toujours plus performants (pp. 67-79).
Les voies de cette évolution ont varié d’un continent à l’autre.
Aux États-Unis, « le système de production, transport et distribution a toujours été et demeure encore fragmenté » (p. 80). Plusieurs milliers d’Utilities fournissent l’électricité sur la base de monopoles locaux, obtenus par concessions de service public, et strictement contrôlés. Ce contrôle a néanmoins beaucoup évolué au cours du temps, du Public Utilities Holding Company Act (PUCHA) de 1935 au Public utilities Regulation Policy Act (PURPA) de 1978 et finalement à l’Energy Policy Act de 1992 qui ouvre plus largement encore l’industrie électrique à la concurrence. L’ensemble du système demeure cependant doublement contrôlé par les Public Utilities Commission de chaque Etat, sous la supervision de la Federal Energy Regulatory Commission (FERC). Ce cadre institutionnel s’impose aussi bien à de très petites compagnies locales qu’à de grands groupes tels Exelon, héritier de la ComEdison fondée par Samuel Insull, que la General Electric (GE) devenue une puissante multinationale, acquéreuse de la branche énergie d’Alstom en 2014 ou de la Westinghouse rachetée en 2018 par le Fonds canadien Brookfield Asset management (pp. 80-84).
En Europe, comme aux États-Unis, l’industrie électrique a démarré sur la base d’entreprises privées, mais très vite elle en a différé par un contrôle des pouvoirs publics qui, au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, se transformera en nationalisations dans de nombreux pays : Electricité de France (EDF), Central Electricity Generating Board (CEGB) ou Ente Nazionale per l’Energia Elettrica (ENEL). Après plusieurs décennies de bons et loyaux services, ces entreprises publiques seront victimes du vent de libéralisation qui souffle sur l’Europe, surtout avec les directives de l’Union Européenne (UE) de 1996, 2003, 2009 et 2016 (pp. 84-90). Libéralisation et privatisation n’ouvrent-elles pas la voie au contrôle des systèmes électriques européens par le nouveau géant de l’électricité que la Chine est en passe de devenir ? Certains le redoutent (pp. 91-92).
Dans l’ensemble du champ de l’énergie, l’électricité est de très loin celui qui a le plus excité les économistes tels que Frank Ramsey ou Marcel Boiteux à la recherche du système de prix le plus rationnel (Lire : L’électricité entre monopole et compétition et Électricité, la vente au coût marginal). Un réseau électrique relève en effet du concept de monopole naturel qui est « une activité qu’il n’est pas rentable de dupliquer et pour laquelle la concurrence ne peut pas jouer », sauf pour l’obtention d’une licence au moment de la concession (p. 195). Par la suite, les prix de l’électricité dépendent de tarifs initialement négociés avec les autorités concédantes, ce qu’EDF fera en France, en optant à partir de 1956 pour une tarification au coût marginal « qui s’applique très bien tant que la production d’un bien se fait en rendements marginaux décroissants, donc en coûts marginaux croissants » (p. 199). Bien adaptée à la production d’électricité, cette règle l’est moins à son transport et à sa distribution, car, dans le cas de la plupart des infrastructures, les coûts marginaux sont décroissants. En s’inspirant du théorème de l’élasticité inverse de Ramsey, EDF adoptera donc « un système d’auto-sélection des clients face à un menu de tarifs optionnels, ce qui est une façon indirecte pour les clients de révéler ex-post leur élasticité-prix » (p. 200).
Toute cette construction est bouleversée, à partir de la fin des années 1990, par la libéralisation de l’électricité en Europe qui impose la séparation des activités de production et de réseau, les premières fournissant des kWh dont les prix spot sont fixés par le marché de gros, tandis que ceux des secondes dépendent de commissions de régulation (CRE). Le système va encore être compliqué par l’évolution des mix électriques vers des productions d’électricité non pilotables telles que l’éolien ou le solaire (Lire : Les marchés électriques : complexité et limites de la libéralisation). Dès lors « le mécanisme de formation des prix de l’électricité fonctionne un peu comme une spirale de la mort : plus on injecte des renouvelables à coût marginal nul plus le prix de gros chute et plus le prix TTC augmente puisque le différentiel entre le prix garanti[2] et le prix du marché s’accroit » (p. 203). Ce système de formation des prix est en outre compliqué par des mesures spéciales telles qu’en France l’obligation pour EDF de rétrocéder à ses concurrents le quart de sa production nucléaire à un prix inférieur au prix de gros ou le tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité (TURPE) destinés à compenser la fragilisation des réseaux par le développement de l’autoconsommation. Ce, sans compter le renchérissement des coûts de production par les coûts externes que constitue l’impact climatique des émissions de carbone ou le risque d’un stockage à très long terme des déchets nucléaires (pp. 204-209).
2.5. L’énergie nucléaire et ses risques
Comment l’énergie nucléaire a-t-elle fait son entrée dans le bilan énergétique mondial ? Beaucoup plus que pour les autres sources d’énergie, tout commence avec des découvertes scientifiques (Lire : L’énergie nucléaire, une brève histoire).
Au départ, les découvertes des rayons X par Wilhelm Conrad Röntgen, des « rayons Becquerel », du radium et du polonium par Pierre et Marie Curie, des rayonnements radioactifs d’Ernest Rutherford, sont suivies quelques décennies plus tard par celles de la nouvelle particule baptisée neutron, suite aux travaux de Frédéric et Irène Curie, et de la structure de l’atome, fruit des recherches de Werner Heisenberg (figure 7). La première fission nucléaire par Enrico Fermi est à l’origine d’une vive compétition entre laboratoires européens (pp. 126-130).
Dans ce contexte, on comprend que la fission « s’accompagne d’un énorme dégagement d’énergie en vertu de la célèbre formule d’Einstein, conséquence de la théorie de la Relativité Restreinte publiée en 1905 sur l’équivalence entre la masse et l’énergie ». En France, Frédéric Joliot émet alors l’idée « qu’il devait être possible d’entretenir une réaction en chaîne grâce aux neutrons excédentaires libérés lors de la fission » (p. 131). Le déclenchement de la Deuxième guerre mondiale ne lui permettra pas de le vérifier, laissant ce privilège à Enrico Fermi, en 1942, « sous les tribunes d’un stade désaffecté de Chicago » (p. 133). Suivront le projet Manhattan sous la direction de Julius Oppenheimer et du général Leslie Groves, l’explosion des premières bombes atomiques en 1945 et la mise en service de la première centrale nucléaire d’une puissance de quelques centaines de watts par le laboratoire national de l’Idaho le 20 décembre 1951.
Très en retard du fait de l’Occupation, la France tente de revenir dans le peloton de tête de l’énergie atomique par la création du Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA) en 1945, bientôt suivie de la construction des réacteurs de recherche de Saclay et de Grenoble. Le premier plan quinquennal de l’énergie atomique de 1952 constitue l’étape suivante : les réacteurs G1, G2 et GA de Marcoule utilisent le graphite comme modérateur et le gaz carbonique comme fluide caloporteur. Cette filière dite UNCG passe rapidement au stade industriel avec la construction par EDF des réacteurs de Chinon, Saint Laurent des Eaux et Bugey (Lire : Les réacteurs nucléaires). Est-ce le bon choix ? Ceux qui en doutent, contraignent à l’abandon des UNCG au profit des Power Water Reactors (PWR) qui se sont imposés aux États-Unis. Dès lors, la société « franco-américaine de l’atome » (FRAMATOME) construira en série des réacteurs à un rythme accéléré par le plan Mesmer de 1974 (pp. 136-140).
Résultat de cette politique inspirée par un souci d’indépendance énergétique, la France figure désormais en tête des pays classés selon le poids du nucléaire dans leur production d’électricité, soit 72%, loin devant les 40% de la Suède, les 21% de la Russie ou les 20% des États-Unis (Lire : L’électricité dans le mix énergétique mondial). Ces contributions sont fournies par 443 réacteurs de puissance en activité début 2020, pour la plupart à « neutrons lents », de type Pressurized Water Reactor (PWR). Ce nombre est très inférieur à celui envisagé au lendemain des chocs pétroliers de 1973 et 1979, suite, pour l’essentiel, à une nouvelle appréciation des risques liés au développement de cette source d’énergie. En cause, les graves accidents de Tchernobyl, le 26 avril 1986, en Ukraine (Union Soviétique), puis plus tard à Fukushima Daiichi (Japon) le 11 mars 2011, sans parler d’autres beaucoup moins graves aux États-Unis, au Royaume-Uni ou en France (pp. 175-186), mais aussi un débat toujours sans conclusion sur la gestion des déchets à vie longue. Parmi les issues possibles, la mise au point de nouveaux réacteurs, dits de troisième et quatrième génération (Lire : Les réacteurs à sels fondus) en attendant la maîtrise de la fusion nucléaire attendue, entre autres, de l’International Thermonuclear Experimental Reactor (ITER) construit en France à Cadarache (pp. 142-144).
Conclusion
Non chronologique, donc peu académique, l’histoire mondiale de l’énergie brossée par Jacques Percebois, séduira plus d’un lecteur attiré par le sort, souvent tragique, de grands acteurs, plus ou moins bien connus. Au-delà de leur biographie, elle attire en effet l’attention sur les ruptures qui ponctuent des évolutions fréquemment réduites à d’inévitables substitutions entre sources d’énergie. Certaines de ces ruptures sont issues d’enchainements scientifiques aussi inattendus que ceux qui relient les Institutions de physique d’Émilie du Chatelet à la célèbre équation d’Albert Einstein puis à l’étincelle de Lise Meitner expliquant la fission nucléaire. Derrière la plupart des changements, le progrès des connaissances scientifiques réduisant le monde d’incertitudes dans lequel se meuvent des personnages exceptionnels. Ces « leçons de l’histoire » ne peuvent qu’éclairer les problématiques du présent : quelle transition énergétique ? À quel rythme ? Avec l’appui de quelles technologies ? Ces dernières développées sous l’effet de quelles forces, économiques, politiques, sociétales ? (Figure 8).
Notes et références
[1] L’énergie racontée à travers quelques destins tragiques. Éditions Campus Ouvert, 2020, 214 p.
[2] Il s’agit de prix garanti pour inciter à développer des productions d’électricité renouvelables.