La transition énergétique : un concept à géométrie variable

L’expression « transition énergétique » est devenue usuelle, mais de quoi parle-t-on réellement ? Pour essayer de le dire, l’histoire est utile. L’actuelle transition est au moins la cinquième. Elle doit permettre de trouver une voie entre deux exigences : ménager des ressources fossiles qui se raréfient et éviter la dégradation climatique. Parmi les modalités de la transition, le gaz naturel, rendu provisoirement abondant par les gaz de schistes.


Le grand débat sur la transition énergétique lancé par le gouvernement à la suite de la conférence environnementale en 2013 a déployé beaucoup d’énergies et accaparé l’attention des médias. Ce qui mobilise désormais, ce n’est plus l’action face au changement climatique, mais la transition énergétique dont le climat ne semble constituer que l’une des composantes. La dérive sémantique, observée en France aussi bien qu’à l’étranger, n’est pas anodine : ce concept à géométrie variable peut en réalité justifier des orientations et stratégies politiques qui se tournent le dos. Il est urgent de définir avec plus de rigueur ce qu’on appelle une transition énergétique et le type de celle qu’on veut mettre en œuvre. Les implications en sont importantes pour la prise de décision comme le montre l’exemple du gaz de schiste pris ici en illustration.

Fig. 1 : Le débat national sur la transition énergétique organisé en France au cours de l'année 2013

Depuis la conférence de Copenhague de décembre 2009, les acteurs de la négociation climatique semblent engagés dans un jeu de mistigri, dans lequel chacun se dépêche de repasser à son voisin toute carte qui l’expose au moindre engagement. Le résultat global est que les échéances sont repoussées, la perspective d’un accord international s’appliquant à partir de 2020 étant aujourd’hui l’hypothèse la plus optimiste. La crise économique a accentué cette mise de côté de l’enjeu climatique, ou du moins son recul dans l’échelle de priorités des décideurs. Un curieux glissement sémantique a accompagné le phénomène : on parle de moins en moins de réchauffement climatique, alors que le paysage médiatique est envahi par le concept de transition énergétique. Ce glissement n’est pas anodin et risque de conduire, si on ne définit pas avec plus de rigueur ce nouveau concept, à une justification de notre démission collective face aux risques climatiques.

Fig. 2 : Conférence de Copenhague, décembre 2009. - Source: Photo credit: <a href="https://www.flickr.com/photos/un_photo/4188185440/">United Nations Photo</a> via <a href="https://visualhunt.com">Visualhunt.com</a> / <a href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/2.0/"> CC BY-NC-ND</a>

 

1. Un concept à géométrie variable

Si les gouvernements peinent à s’accorder sur des politiques ambitieuses face au changement climatique, un consensus semble se dessiner autour du concept de transition énergétique, notion récemment introduite dans les scénarios de long terme de l’Agence internationale de l’énergie (AIE). L’intérêt de la notion est sa malléabilité qui permet de justifier des politiques très différentes, voire frontalement opposées. C’est sans doute ce qui explique son succès auprès des décideurs, dans une période où la prise en compte de l’écologie a beaucoup reculé dans l’échelle de leurs priorités.

Aux États-Unis, la transition énergétique consiste avant tout à réduire la dépendance du pays à l’égard des hydrocarbures importés depuis le Proche-Orient. Elle justifie le déploiement à grande échelle de nouvelles technologies de forage pour transformer un importateur de gaz naturel liquéfié et de pétrole en un producteur majeur de gaz et pétroles non conventionnels. Dans les scénarios prospectifs les plus audacieux[1] (mais non réalistes), le gaz de schiste, nouvelle ressource miracle et domestique, est censé remplacer les carburants classiques dans un véhicule américain sur deux d’ici 2020 et prolonger bien au-delà de ce qu’on pouvait imaginer, il y a seulement quelques années, l’usage des énergies fossiles.

En Europe, le même concept justifie la mise en place de politiques, ambitieuses sur le papier, visant simultanément à réduire les émissions de gaz à effet de serre, à promouvoir les énergies renouvelables et à inciter à l’efficacité énergétique. Mais sitôt qu’on creuse un peu, il apparaît que l’emballage enveloppe des stratégies nationales mal coordonnées et parfois contradictoires : au nom de la transition énergétique, l’Allemagne quitte le nucléaire, le Royaume-Uni cherche à y revenir, la Pologne à y entrer et la France organise un grand débat citoyen.

Dans les pays émergents, la transition énergétique vise avant tout à assurer les approvisionnements nécessaires pour répondre aux besoins de l’industrialisation et à la demande massive des ménages dont une fraction croissante aspire aux normes des classes moyennes des pays riches, tant en matière de logement que de mobilité. Elle reproduit en quelques décennies, une transformation qui a pris plus d’un siècle dans les pays riches pour passer d’un système énergétique basé sur l’usage majoritaire de la biomasse à un autre où prédomine le charbon.

Dans les pays producteurs et exportateurs d’énergie fossile, la transition énergétique est un concept qui justifie l’utilisation de la rente procurée par l’exploitation du sous-sol à des fins de diversification de l’économie, y-compris dans son propre système d’approvisionnement énergétique. En dehors d’opérations de communication, cette deuxième dimension reste anecdotique, notamment dans les pays du Golfe pourtant richement dotés en ensoleillement et en territoires nus et ventés.

Un point déterminant pour engager notre société sur les voies de l’économie verte est de faire un choix clair sur le type de transition énergétique qu’on veut mettre en œuvre. Dans son ouvrage majeur sur la question, Vaclav Smil rappelle que « deux raisons pour se diriger vers des futurs sans énergies fossiles se détachent au-début du 21ème siècle : les inquiétudes sur les effets à long terme du changement climatique et les craintes d’un épuisement rapide des sources fossiles les moins coûteuses et de meilleure qualité[2] ». Le type de transition à engager est cependant bien différent suivant qu’on privilégie l’une ou l’autre de ces deux approches. Pour en saisir toutes les implications, il convient de rappeler le rôle joué par les transitions énergétiques dans l’histoire de nos sociétés.

 

2. Qu’est-ce qu’une transition énergétique ? Les leçons de l’histoire

En s’inspirant de Vaclav Smil (2010), on peut considérer qu’un système énergétique est un ensemble complexe défini à trois niveaux : un certain mix d’énergies primaires mobilisées, leur transformation par des forces motrices dominantes ( prime movers) et des modes d’utilisation finale, le tout étant soutenu par un jeu d’infrastructures matérielles et immatérielles présentant une grande inertie dans le temps. On parle de transition quand un tel système complexe évolue d’une configuration dominante à une autre. On retrouve ce triptyque dans l’ouvrage de Jeremy Rifkin sur la troisième révolution industrielle, bien plus médiatisé que celui de Smil, bien qu’il n’en partage ni la profondeur historique ni la rigueur analytique[3].

Smil repère quatre transitions énergétiques qui ont marqué l’histoire des sociétés. La première est la domestication du feu qui permit à l’espèce humaine de prendre un avantage majeur sur ses concurrentes grâce à l’utilisation de cette énergie pour la cuisson, le chauffage et plus tard la fonte des métaux. La deuxième fut amorcée par les Sumériens qui les premiers parvinrent, grâce à l’irrigation, à accroître les rendements des cultures pour nourrir des animaux domestiques et sédentariser les hommes. Au plan énergétique, la révolution consista à ajouter la traction animale à la force musculaire des hommes. Pour le labour d’un champ ou le transport de la récolte, le rendement en est multiplié par un facteur 4 à 6, (Lire : La consommation mondiale d’énergie avant l’ère industrielle).

Fig. 3 : La traction animale dans la deuxième transition énergétique. Mosaïque du Site de Saint-Romain-en-Gal, conservé au Musée des Antiquités nationales. Saint-Germain-en-Laye.

La troisième transition énergétique, amorcée au Royaume-Unie à la fin du 18ème siècle, a démultiplié la quantité d’énergie utilisée grâce à l’utilisation massive d’une source primaire supplémentaire : le charbon qui supplante le bois et la force musculaire des hommes et des animaux domestiques vers 1900 et s’impose comme la première source d’énergie dans le monde jusqu’au milieu des années soixante. Souvent présentée comme l’énergie du 19ème siècle, le charbon ne prend pourtant une place significative dans le système énergétique mondial qu’à partir de 1880 et supporte largement l’industrialisation du 20ème siècle. Les innovations techniques à l’origine de son usage étaient disponibles dès le milieu du 18ème siècle. Environ 150 ans séparent donc l’innovation technique de sa diffusion massive qui va transformer le système économique.

Fig. 4 : Le charbon, base de la troisième transition énergétique. Source : Photo credit: <a href="https://www.flickr.com/photos/j3net/480637896/">j3net</a> via <a href="https://visualhunt.com">VisualHunt</a> / <a href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/"> CC BY-SA</a>

La quatrième transition énergétique repose sur une grappe d’innovations qui apparaissent simultanément durant les deux dernières décennies du 19ème siècle et permettent la domestication de l’électricité (génération, transport, usage dans l’éclairage puis l’industrie) et la mise au point du moteur à combustion interne fonctionnant à partir d’essence ou de diesel. On reconnaît là deux des trois innovations techniques majeures identifiées par Richard Gordon dans son analyse du processus de croissance[4]. De fait, la diffusion de ces innovations est à la source des vagues de croissance successives durant le 20ème siècle. Elle provoque des chutes de prix qui rendent possible l’utilisation massive de nouveaux biens et services comme l’ampoule électrique. D’après les observations de Roger Fouquet, la chute des coûts de l’éclairage provoquée par le passage de la bougie aux lampes à pétrole et au gaz de ville puis à l’ampoule à incandescence n’ont rien à envier aux baisses du prix de la mémoire de nos ordinateurs[5]. De multiples biens allaient suivre, de la machine à laver (premiers modèles disponibles en 1907 aux États-Unis) à l’ordinateur et à tous les engins qui nous permettent de nous transporter. Leur accumulation a permis de bousculer les modes de vie et de créer les conditions d’une consommation de masse à l’origine de la croissance rapide des cinquante dernières années. Ici encore, de longues décennies séparent l’apparition des innovations techniques, intervenues pour la plupart avant 1900, et leur impact sur la croissance qui se manifeste pleinement à partir de 1950.

Fig. 5 : Le moteur à combustion interne dans la quatrième transition énergétique. Ici la Ford T, première voiture de grande série, photographiée par Harry Shipler

Fig. 6 : Les usages de l'électricité, autre caractéristique de la quatrième transition énergétique. Ici, une publicité de 1932 pour les usages domestiques de l'électricité, publiée par la Société pour le développement des applications de l'électricité dans l’Almanach de l'Agriculteur français.

Au plan énergétique, cette quatrième transition entraîne deux mutations majeures. En premier lieu, elle permet d’accroître dans des proportions inimaginables les consommations d’énergie grâce à la mobilisation de trois sources primaires que sont le pétrole, le charbon et le gaz, à l’origine de 80 % de l’énergie consommée dans le monde. En 2010, cette consommation était de l’ordre de deux tonnes d’équivalent pétrole par habitant dans le monde  : 7,5 aux États-Unis, 3,5 en Europe, 1,8 en Chine, moins de 1 en Inde et en Afrique sub-saharienne, (Lire : Consommation mondiale d’énergie 1800-2000).

Au début du siècle dernier, elle pouvait être estimée à l’équivalent de 400 kg de pétrole, tout au plus. En second lieu, ce système est organisé autour d’un ensemble sophistiqué d’infrastructures matérielles qui assurent l’extraction, la transformation et la distribution de ces énergies. Il s’y ajoute des infrastructures immatérielles que sont les marchés et les institutions qui assurent la régulation d’un système devenu très complexe.

Les quatre premières transitions énergétiques ont été le fruit de l’ingéniosité des hommes qui ont dépassé des limites imposées par la rareté de l’énergie utilisable. Comme on l’a vu, cette ingéniosité a provoqué des gains remarquables d’efficacité qui se sont traduits par une utilisation toujours croissante d’énergie depuis le démarrage de la révolution industrielle. Comme le notait déjà Williams Stanley Jevons dans son fameux essai sur le charbon : « C’est une totale confusion des idées de supposer que l’utilisation économique du combustible équivaut à diminuer sa consommation. L’exact opposé est la vérité[6] ». La baisse de son coût d’utilisation a en effet provoqué une démultiplication de son usage.

 

3. La cinquième transition : pas assez ou trop de pétrole et de gaz ?

 La cinquième transition énergétique affranchira le système énergétique de son addiction aux trois énergies fossiles aujourd’hui dominantes. Son point d’arrivée sera un système énergétique bas carbone puisque les stocks de carbone rejetables dans l’atmosphère s’épuiseront à mesure de leurs utilisations. Comme le suggère l’histoire, cette transition sera un processus s’étendant sur de longues décennies et risque de ne pas être achevée à la fin du siècle. Les délais requis pour que les innovations techniques exercent leur plein effet sur le fonctionnement de l’économie ne semblent guère compressibles. Mais la façon dont nous abordons cette transition et les trajectoires prises en début de période ne sont pas anodines en matière de gestion du risque climatique. Deux schémas type sont possibles suivant l’importance effectivement accordée à la stabilité du climat.

Fig. 7 : Le solaire photovoltaïque, composante de la cinquième transition

3.1. Affronter la rareté croissante du stock  de ressources fossiles.

S’agit-il de trouver le chemin optimal pour faire face à la rareté croissante du stock de fossiles restant à utiliser ? Dans ce cas, les balises du parcours sont fournies par les prix de l’énergie qui vont exprimer ces raretés relatives. À très long terme, la rareté croissante des fossiles doit se traduire par une hausse de leur prix du fait de la constitution d’une rente associée à l’épuisement graduel du stock. Ce renchérissement incite en premier lieu à l’efficience énergétique et rentabilise progressivement les investissements dans les renouvelables. Mais il incite également à amplifier les investissements d’exploration et la transition énergétique devient compatible avec un allongement de l’utilisation des fossiles sitôt qu’on découvre de nouveaux gisements. Aussi, l’horizon haussier de très long terme de la rente de rareté est-il brouillé chaque fois que ces incitations à l’investissement en exploration débouchent sur de nouvelles découvertes qui créent une abondance passagère : ce fut le cas du contre-choc pétrolier intervenu dans les années 1990 ; c’est actuellement le cas avec les gaz du schiste et plus généralement les hydrocarbures non conventionnels. On est ici dans une logique classique dite « Hotellinienne », du nom de Harold Hotelling, l’économiste qui théorisa le modèle d’exploitation optimale d’un stock de ressources épuisables à partir de la rente.

Les choix opérés par l’Amérique du Nord ou les pays exportateurs de pétrole s’inscrivent dans ce premier schéma. Il s’agit de substituer ou d’adjoindre aux énergies fossiles actuellement exploitées d’autres sources primaires à mesure que celles-ci deviendront moins coûteuses. On continue ainsi à raisonner dans le cadre d’un système borné par un ensemble de ressources rares, dont on ignore aujourd’hui la quantité qui pourra être extraite dans le futur, compte tenu de l’évolution des conditions économiques et techniques. Conformément au schéma « Hotellinien », la rareté du stock génère une rente transmise par les prix des énergies aux producteurs qui sont puissamment incités à renforcer leurs investissements d’exploration. L’expérience des 50 dernières années suggère qu’on est bien loin d’avoir épuisé tous les filons connus ou inconnus, sans évoquer le potentiel représenté par les hydrates de méthane qui stockent sans doute plus d’énergie que le charbon, le pétrole et le gaz naturel réunis !

Engager la transition énergétique suivant ce schéma, finit par graduellement réduire les émissions de gaz à effet de serre en fin de parcours. La trajectoire sera déterminée par les effets complexes du renchérissement de long terme des énergies fossiles sur l’offre et la demande, avec des phases passagères d’abondance des énergies fossiles se traduisant par des cycles baissiers de leur prix.

Compte tenu de la forte inertie du système énergétique rappelée par Slim et de la puissante incitation à utiliser la rente pétrolière et gazière pour accroître les investissements d’exploration, il n’y a guère de chance que ce type de trajectoire soit compatible avec celles requises pour limiter les risques du changement climatique. D’après les synthèses du Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), le stock de carbone bloqué sous forme d’énergie fossile dans le sous-sol représente environ quatre fois celui qui est présent dans l’atmosphère, principalement sous forme de gaz carbonique. Le seul transfert du quart de ces ressources souterraines doublerait la concentration atmosphérique de CO2, avec des conséquences difficiles à prévoir sur le système climatique. C’est vers un schéma de ce type que conduisent spontanément les ajustements sur les marchés de l’énergie dans leur mode de fonctionnement classique.

3.2. Réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES)

L’objectif est-il de trouver un chemin optimal en matière de trajectoires  d’émissions de gaz à effet de serre pour protéger la stabilité du climat tout en tenant compte des contraintes de compétitivité et de sécurité énergétique ? Dans ce cas, la stratégie de transition énergétique est toute autre, car il y a bien trop de carbone dans le stock d’énergies fossiles en terre au-regard de ce que peut absorber l’atmosphère sans risque pour la stabilité du climat. Or, la logique « Hotellinienne » précédemment décrite créé de puissantes incitations à en récupérer une fraction de plus en plus importante.[7]  Il faut dès lors « forcer » la transition en introduisant une nouvelle valeur dans l’équation : celle de la rareté de l’atmosphère exprimée par le prix du droit d’y rejeter du carbone, autrement dit le prix du carbone. Il est important d’introduire ce prix dès le démarrage de la transition, car le réchauffement est lié au stock de gaz à effet de serre présent dans l’atmosphère et non au flux d’émission annuel. Le coût pour le climat d’une tonne de CO2 rejeté aujourd’hui est donc supérieur à celui de la même tonne émise dans 50 ou 100 ans.

La transition requise pour protéger nos sociétés face aux risques du réchauffement climatique ne peut donc s’engager sans la mise en place d’incitations très puissantes permettant d’échapper à la « malédiction d’Hotelling ». Ces incitations pourraient provenir d’une somme de normes et réglementations dont le coût, non exprimée par un prix, risquerait d’être prohibitif pour la société. Il est plus efficace de se reposer sur des politiques publiques qui inscrivent la valeur de la stabilité du climat dans le fonctionnement de l’économie. Cette valeur a pour nom courant le prix du carbone. Un tel prix est le seul instrument qui permette d’envoyer les bonnes incitations à la fois du côté de la demande (efficacité énergétique et substitution de sources fossiles par des renouvelables) et de l’offre (réorientation des flux d’investissement vers le bas carbone). À partir d’un certain niveau (estimé aujourd’hui à 60-90 euros la tonne de CO2 en Europe), le prix du carbone incite de surcroît à utiliser de nouvelles techniques de capture et stockage de carbone qui pourraient permettre demain d’utiliser les énergies fossiles sans pratiquement plus émettre de gaz à effet de serre. Sans une telle tarification du carbone, qui peut être introduite via des marchés de permis ou via la taxation, toute stratégie de transition énergétique conduit à envoyer trop de carbone dans l’atmosphère comme le montre l’exemple du gaz de schiste.

 

4. Le gaz de schiste : une énergie de transition pour limiter les impacts climatiques ?

La mise au point de nouveaux procédés d’extraction (forages horizontaux et fracturation hydraulique) a permis de lancer à grande échelle l’exploitation des gaz non conventionnels aux États-Unis : (Lire Le gaz de schiste et La formation du gaz de schiste et son extraction). Sans prix du carbone et avec une tarification pour l’instant à peu près inexistante des autres nuisances environnementales liées à son extraction (surfaces et espaces naturels mobilisés, impacts souterrains de la fracturation, risques sismiques), les coûts de production y sont généralement estimés dans une fourchette de l’ordre de 5-7 dollars l’unité thermique. Leur développement accéléré a fait chuter le prix d’équilibre sur le marché du gaz en dessous de 5 dollars l’unité thermique aux États-Unis, contre 9-10 dollars en Europe et jusqu’à plus de 15 en Asie. Du fait de l’abondance des réserves nord-américaines, le développement du gaz est le principal vecteur de la transition énergétique du pays. Il a commencé à se substituer au charbon dans les centrales électriques. Il est la source d’une importante relocalisation de l’industrie des engrais et de la chimie utilisant le gaz comme matière première. Ses applications dans les transports se mettent rapidement au point, avec l’objectif affiché de réduire la part du pétrole importé. Cohérente économiquement, cette stratégie est également présentée par ses promoteurs comme vertueuse sous l’angle du climat grâce à la baisse de l’usage du charbon.

Fig. 8 : Derrick et plateforme de forage d'un puits de gaz de schiste à Marcellus (Pennsylvanie, États-Unis). - Source : Ruhrfisch [GFDL (http://www.gnu.org/copyleft/fdl.html), CC BY-SA 3.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0), GFDL (http://www.gnu.org/copyleft/fdl.html) or CC BY-SA 4.0-3.0-2.5-2.0-1.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0-3.0-2.5-2.0-1.0)], via Wikimedia Commons

Cette vision masque les véritables enjeux climatiques. En premier lieu, il faut bien mettre dans la balance les émissions fugitives de méthane, associées au développement de l’exploitation des gaz de schiste. Surtout, il est inexact d’affirmer que le charbon du Wyoming qui n’est plus utilisé par les centrales américaines est automatiquement gagné pour le climat : une grande partie du surplus rendu disponible a déjà pris le chemin de l’Europe ou de l’Asie où il provoque une substitution symétrique du gaz vers le charbon, les prix relatifs entre les deux énergies pour les électriciens étant à peu près inversés. En Europe, cette substitution charbon/gaz est économiquement rentable car le système européen d’échange de quotas de CO2 est dans une dangereuse phase de délitement et ne permet plus d’envoyer un réel signal prix du carbone. Plus généralement, ce type de transition conduit à un scénario très dangereux pour la stabilité du climat au plan global, sitôt que le gaz de schiste vient s’ajouter aux ressources charbonnières utilisées plutôt que de s’y substituer.

La prise en compte des gisements non conventionnels de gaz a conduit à une révision massive des réserves mondiales : l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a réévalué les réserves probables en gaz de 60 à 230 années aux rythmes d’extraction actuels. Ceci équivaut à multiplier par quatre l’estimation de la quantité de gaz à effet de serre pouvant être rejetée dans l’atmosphère du fait de l’usage des sources gazières. Sans la balise du prix du CO2, il est à peu près certain que la majeure partie de ces nouvelles sources vont venir s’ajouter et non pas se substituer au charbon, comme cela a déjà commencé avec les exportations de charbon américaines. Ce type de transition énergétique nous engage tout droit dans les schémas où on utilise beaucoup trop d’énergie fossile compte tenu du risque climatique. C’est la première leçon à tirer du développement des gaz de schiste : en l’absence d’une tarification des externalités environnementales et climatiques, les marchés énergétiques ne permettent pas de prendre les décisions requises pour faire transiter notre système vers une cible bas carbone.

Face à cette situation, comment réagit l’Europe ? D’abord de façon très dispersée ! La Pologne et l’Ukraine ont été les premiers pays à céder des licences d’exploration à de grandes compagnies pétrolières, pour des raisons stratégiques évidentes. La Russie a du reste réagi à l’accord sur les gaz de schiste passé entre Shell et l’Ukraine par la présentation à ce pays d’une facture de 7 milliards de dollars au titre d’un contrat d’achat de gaz russe non honoré : une façon non équivoque de marquer son agacement.

 

5. Gaz naturel, biogaz et gaz de schiste : les impacts climatiques

Le gaz utilisé à des fins énergétiques, très majoritairement du méthane, a trois origines principales. La plus importante est l’extraction dans des gisements conventionnels et on parle ici de gaz naturel. Ce même gaz peut provenir de la fermentation de la matière organique, par exemple en étant récupéré dans une décharge, un composte ou une unité de méthanisation agricole. On parle alors de biogaz qui, après un traitement poussé jusqu’à atteindre la qualité du gaz naturel, peut être utilisé directement sous forme de carburant ou injecté dans le réseau de gaz naturel. Il peut enfin provenir de la récupération de poches gazeuses présentes dans les roches grâce à de nouveaux procédés d’extraction (forages horizontaux et fracturation hydraulique). Il s’agit alors de gaz de schiste.

Au moment de la combustion, chacun de ces trois gaz dégage une quantité de CO2, en moyenne équivalente à la moitié de celle d’une unité énergétique issue du charbon. Substituer une centrale au gaz naturel à une centrale à charbon permet en moyenne d’économiser 50 % d’émission de CO2. L’impact climatique de chacun de ces gaz ne peut cependant réellement s’apprécier qu’en suivant les émissions le long de la filière.

  • Aux rejets dans l’atmosphère résultant de la combustion du gaz naturel doivent s’ajouter celles des fuites possibles de méthane lors de son extraction et de son transport (« émissions fugitives ») et celles liées au transport notamment pour le gaz qui doit être liquéfié pour circuler par mer[8].
  • La récupération du biogaz s’inscrit dans le cycle court du carbone et permet d’économiser des sources fossiles. Elle est donc neutre en émissions de gaz à effet de serre, le carbone rejeté au moment de la combustion compensant celui qui est stocké dans les plantes à l’origine du processus.

Fig. 9 : Une installation productrice de biogaz en Allemagne - Source : By DALIBRI (Own work) [CC BY-SA 3.0 (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], via Wikimedia Commons

  • Le gaz de schiste exploité aux États-Unis permet d’éviter les transports par méthanier mais le montant des émissions fugitives liées à son extraction est incertain. Les premiers bilans effectués par l’agence environnementale américaine indiquent que les émissions fugitives sur les champs d’extraction de gaz de schiste peuvent être élevées du fait du laxisme face aux normes environnementales. Selon certains, le bénéfice climatique obtenu par la substitution charbon-gaz dans la production électrique peut alors être plus que compensé par les fuites de méthane au moment de son extraction[9]. On ne doit cependant pas généraliser ce type de conclusion car ces normes sont en train d’être renforcées aux États-Unis et seront bien plus contraignantes dans les pays européens développant ce type de technique.

Face à un gain potentiel d’autonomie énergétique de l’Europe grâce à la nouvelle source gazière. Une majorité des autres pays s’apprête à autoriser des forages pour mieux connaître leurs réserves. Cinq pays y ont pour l’instant renoncé, dont la France où les premières licences d’exploration initialement accordées par le gouvernement ont, par la suite, été retirées.

Les choix français ont été justifiés par des considérations environnementales locales. C’est ce qui a conduit François Hollande à préciser que l’interdiction gouvernementale portait sur la seule technique de fracturation, compte tenu de ses risques sismiques et de ses impacts sur le milieu souterrain (injection de l’eau à très haute pression et de produits chimiques), mais non sur le gaz de schiste en lui-même. Cette précision laisse la voie ouverte à une exploration de ces ressources sitôt que les ingénieurs auront réussi à mieux maîtriser les impacts environnementaux locaux des techniques d’extraction. Clairement, ce n’est pas le coût potentiel pour le changement climatique mais celui des pollutions locales qui a été l’élément décisif de la décision française.

 

6. Conclusion : la transition vers un système énergétique bas-carbone

Au fond, l’élasticité du concept de transition énergétique arrange bien des décideurs car elle permet de reporter les choix face aux enjeux climatiques ce qui rendra plus difficiles les décisions à prendre demain. L’histoire des systèmes énergétiques, définis comme des ensembles complexes articulant des mixes de sources primaires avec des forces de transformation et des types d’usage, enseigne en effet que les transitions sont bien plus longues et structurantes qu’il n’y parait de prime abord. Les engager sur de mauvaises bases risque de se payer ensuite pendant longtemps.

Sans un prix du carbone qui exprime correctement la montée des risques climatiques, il est parfaitement rationnel d’investir massivement dans le gaz de schistes aux États-Unis et d’exporter les excédents de charbon local vers l’Europe et l’Asie. La même rationalité conduira les européens à retenir des choix identiques, ne serait-ce que pour disposer de cartes supplémentaires dans les négociations avec leurs fournisseurs étrangers comme le recommande la géopolitique élémentaire. Les Chinois et beaucoup d’autres suivront et le résultat sera une multiplication par quatre des émissions générés par l’usage du gaz. En l’absence d’une tarification du carbone, ces émissions risquent de s’ajouter massivement à celles générées par le charbon plutôt que de s’y substituer. Dans ces conditions, le gaz de schiste ne doit pas être considéré comme un vecteur pertinent d’une transition vers un système énergétique bas carbone. À l’inverse, si le risque climatique est correctement tarifé dans le prix du carbone, il peut devenir une source transitoirement utile pour économiser du charbon, dans l’attente de la généralisation des techniques de capture et stockage du carbone.

La réponse globale à ce type de transition « à la Hotelling » passerait par l’institution d’un prix mondial du carbone qui n’a aucune chance de se mettre en place avant 2020 au plus tôt. En l’absence d’une telle perspective, que doit être la stratégie européenne ?

Au nom du réalisme politique, la tentation est grande de limiter en Europe les ambitions de la politique climatique. L’élaboration de stratégies non coordonnées de transitions énergétiques dans lesquelles le climat n’est considéré que comme l’un des éléments à prendre en compte en est un premier symptôme. La façon dont les politiques laissent en Europe se déliter le système d’échange de quotas de CO2, le seul dispositif de tarification multinational du carbone, en est un second. Elle risque de mener tout droit à la marginalisation d’un outil par ailleurs présenté comme le pivot de la politique climatique européenne. C’est pourquoi il est urgent qu’un message politique fort soit envoyé de la part des gouvernements européens sur le nécessaire redressement de ce dispositif qui peut devenir l’un des piliers sur lesquels se construira l’économie bas carbone de demain au plan international. La France qui a proposé d’organiser la conférence climatique de la dernière chance en 2015 a, en la matière, une responsabilité particulière.

 


Remerciements

L’auteur tient à remercier les lecteurs d’une version préliminaire qui a pu être retravaillée grâce à leurs commentaires avisés : Bruno Bensasson (GDF-Suez), Jean-René Brunetière (CEC), Jean-Yves Caneil (Edf), Jean-Marie Chevalier (Université Paris-Dauphine, CGEMP), Patrick Criqui (CNRS-Université de Grenoble), Adeline Duterque (GDF-Suez), Patrice Geoffron (Université Paris-Dauphine, CGEMP), Pierre-André Jouvet (Université Paris-Ouest, CEC), Richard Lavergne (MEDDE), Katheline Schubert (Université Paris-1), Boris Solier (CEC), Raphaël Trotignon (CEC).

 


Notes et références

[1] Robert Hefner (2009) The GET : The Great Energy Transition, Hoboken, HJ : Willey,

[2] Vaclav Smil (2010) Energy Transitions : History, Requirements, Prospects, Praeger, Santa Barbara, Californi. (P107, traduction de l’auteur).

[3]Jeremy Rifkin(2011) The Third Industrial Revolution: How Lateral Power Is Transforming Energy, the Economy, and the WorldPalgrave Macmillan

[4] Voir son analyse méticuleuse sur la révolution numérique (2000) Does the New Economy Measure up to the Great Inventions of the Past ?. Journal of Economic Perspectives 14 (Fall 2000, N°4) et son article plus récent : Is US Economic Growth over ? Faltering Innovation Confronts the six Headwinds, CEPR, Policy Insight N°63, September 2012.

[5] Fouquet, R. et P. Pearson (2012) Long Run Trends in the Efficiency Cost and Uptake of Lighting Services: Implications for Current Policies. Economics of Energy and Environmental Policy. IAEE, 1. D’après ces auteurs, le prix de la lumière au Royaume-Uni est divisé par un facteur 3000 entre les années 1800 et 2000.

[6] William Stanley Jevons (1865) The Coal Question: an Inquiry Concerning the Progress of the Nation and the Probable Exhaustion of our Coal Mines. Macmillan, London (P.140, traduction de l’auteur).

[7] Ce point a été développé dans plusieurs articles écrits avec Pierre-André Jouvet. Voir : Pierre-André Jouvet & Christian de Perthuis (2012) La croissance verte : de l’intention à la mise en œuvre , Cahiers de la Chaire Economie du Climat, Série informations & débats, N°15 de juin 2012.

[8] I faut en effet dans ce cas liquéfier le gaz en le comprimant au moment de son chargement dans les méthaniers puis le regazéifier à l’arrivée. Les deux procédés consomment de l’énergie fossile.

[9] C’est notamment le cas de : Howarth R., Santoro R. and Ingraffea A., (2012) Venting and leaking of methane from shale gas development: response to Cathles et al. Climatic Change N°113, P.537–49. Les experts du MIT adoptent une position plus nuancée : Francis O’Sullivan and Sergey Paltsev, (2012) Shale Gas production : potential versus actual greenhouse gas emissions. Environmental Research Letters, IOPScience, December

 


Bibliographie complémentaire

Hefner, R. (2009) The GET : The Great Energy Transition, Hoboken, HJ : Willey

Smil, V. (2010) Energy Transitions : History, Requirements, Prospects, Praeger, Santa Barbara, California

Rifkin, J. (2011) The Third Industrial Revolution: How Lateral Power Is Transforming Energy, the Economy, and the WorldPalgrave Macmillan

Gordon, R. J., (2000) Does the New Economy Measure up to the Great Inventions of the Past ?. Journal of Economic Perspectives 14 (Fall 2000, N°4)

Gordon, R. J. (2012) Is US Economic Growth over ? Faltering Innovation Confronts the six Headwinds, CEPR, Policy Insight N°63, September.

Fouquet, R. et Pearson, P. (2012)  Long Run Trends in the Efficiency Cost and Uptake of Lighting Services: Implications for Current Policies , Economics of Energy and Environmental Policy, IAEE, 1

Jevons, W. S., (1865) The Coal Question: an Inquiry Concerning the Progress of the Nation and the Probable Exhaustion of our Coal Mines, Macmillan, London

Jouvet, P-A., & de Perthuis, C. (2012) La croissance verte : de l’intention à la mise en œuvre. Cahiers de la Chaire Economie du Climat, Série informations & débats, N°15 de juin

Howarth R., Santoro R. and Ingraffea A. (2012) Venting and leaking of methane from shale gas development: response to Cathles et al. Climatic Change N°113, P.537–49

O’Sullivan, F. and Paltsev, S.(2012) “Shale Gas production : potential versus actual greenhouse gas emissions”, Environmental Research Letters, IOPScience, December

 


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