Les particularités techniques et économiques de l’industrie électrique ne facilitent pas sa libéralisation. Dans la diversité des solutions imaginées par chaque pays, l’expérience italienne de l’Acheteur unique est très intéressante. Ses résultats pèsent dans le débat sur son devenir.
Cet article a déjà été publié en septembre 2015 par la revue Medenergie avec laquelle l’Encyclopédie de l’Énergie a noué un partenariat et qui est remerciée pour sa collaboration.
Dans la plupart des pays, notamment les plus développés, les industries électriques ont été libéralisées tardivement, d’où la recherche de modes d’organisation et de régulation, qu’illustre l’expérience de l’Acheteur unique en Italie.
1. La protection des consommateurs dans un marché électrique libéralisé
L’idée qu’il faille protéger les consommateurs dans un marché électrique libéralisé peut paraître paradoxale. La libéralisation du marché électrique en effet est née de deux présupposés de base de l’économie de marché. Le premier est que la concurrence entre producteurs est le meilleur moyen pour garantir la minimisation des coûts. Le deuxième est que les consommateurs, libres de choisir leur fournisseur et de définir avec lui les conditions de fourniture, se trouvent dans la meilleure condition pour défendre leurs intérêts et profiter de la baisse des coûts.
En Europe, le débat entre les défenseurs de l’ancien paradigme, qui considérait que la meilleure garantie de l’efficacité de la fourniture électrique était un monopole intégré verticalement (de la production à la vente) et horizontalement (sur tout le territoire national), et les tenants de la libéralisation, c’est-à-dire de la séparation des phases ouvertes à la concurrence (génération et vente) de celles monopolistiques (transmission, dispatching et distribution), a été vif entre le début de 1992 (date de présentation de la proposition de directive sur la libéralisation) et la fin de 1996 (date d’approbation de la Directive 96/92/CE).
Parmi ceux qui s’opposaient à l’ouverture du marché électrique au nom de la défense du service public il y avait la France. En 1993, un groupe de travail présidé par Claude Mandil, Directeur général du ministère de l’Industrie, rédigea un rapport intitulé La réforme de l’organisation électrique et gazière française, (mieux connu sous le nom de Rapport Mandil) dans lequel on essayait de concilier une ouverture limitée du marché français avec les caractéristiques fondamentales du service public : la garantie de fourniture dans le court comme dans le long terme, l’universalité du droit au service et le tarif unique. L’ouverture du marché était assurée aux gros consommateurs industriels éligibles pour lesquels l’électricité représentait un élément de coût très important qui devenaient libres d’acheter l’électricité aux fournisseurs étrangers. Mais le service public était conservé en instituant un sujet nommé « Acheteur unique » (AU) parce qu’il achetait toute l’électricité destinée au marché national (y compris celle importée par les industriels éligibles) et restait le seul vendeur national chargé de garantir la planification, le service universel et le tarif uniforme. Ce rôle devait naturellement être joué par Électricité de France (EDF). Le label AU resta collé à la proposition française et la résuma dans les discussions qui ont suivi.
L’AU de la version originale était trop éloigné de la proposition de la Commission européenne (CE) pour être accepté intégralement. La CE voulait que certains consommateurs soient libres d’acheter l’électricité non seulement à des producteurs étrangers, mais aussi à des producteurs nationaux autres que le monopoleur traditionnel (tel EDF). Toutefois le nom « Acheteur unique » resta dans la Directive comme une des solutions pour organiser l’accès aux réseaux. L’AU de la Directive devait garantir l’accès au réseau à tous les clients éligibles et appliquer un tarif de transport transparent et fixe. L’AU pouvait aussi racheter l’électricité ayant fait l’objet d’un contrat entre un client éligible et un producteur situé à l’intérieur ou à l’extérieur du territoire couvert par le réseau. Si cette solution était choisie, le prix d’achat devait être égal au prix de vente offert par l’AU moins le prix du tarif publié (art. 18 §. 2 de la Directive 96/92/CE). En d’autres termes, l’Acheteur unique ne devait en aucune manière gêner le fonctionnement du marché pour les clients éligibles.
Vu ce changement de statut dans la Directive de 1996, la France ne choisit pas d’adopter la solution de l’Acheteur unique. Par contre, l’Italie a été le seul pays à utiliser ce nom dans la réforme de son système électrique, mais dans un sens très différent de la proposition française. En quoi a consisté cette version italienne de l’AU ? Comment a-t-elle été conçu et a-t-elle évolué, surtout après la décision prise par l’Union européenne avec la Directive 2003/54/CE de libéraliser complètement la fourniture électrique ? Quels en ont été les résultats en termes de clientèle et de performances ? Est-il opportun de préserver ou de supprimer l’AU en Italie ? Que faut-il penser de l’AU pour la défense des consommateurs dans un marché libéralisé ?
2. Un peu d’histoire sur l’Acheteur unique en Italie
Bien que récente, l’histoire de l’expérience italienne est déjà riche d’enseignements.
2.1. L’institution de l’AU
La proposition française de l’Acheteur unique a beaucoup plu en Italie parce que les deux pays partageaient la même conception du service public et avaient la même organisation de l’industrie électrique basée sur un monopoleur public (Enel en Italie et EdF en France). Au centre de la solution de l’Acheteur unique, il y avait le tarif unique national et tout le Parlement était d’accord que ce principe ne devait pas être touché. Pour Enel, qui avait une influence considérable auprès du Gouvernement, la solution de l’AU était un moyen pour garder un rôle-clé dans le système électrique après la libéralisation partielle. Ceci explique pourquoi à la fin de 1995, le ministre de l’Industrie, Alberto Clô, dans le document Lignes fondamentales pour la privatisation d’Enel et la réforme du secteur électrique national (CMP, 1995), proposa une réforme du secteur électrique où Enel devait jouer le rôle d’Acheteur unique et le tarif uniforme sur tout le territoire national devait être préservé. L’inspiration du Rapport Mandil était évidente, mais il y avait toutefois quelques différences non négligeables. Enel, contrairement à EdF, devait être privatisé et il était prévu qu’il laisse un peu de place à ses concurrents et en particulier aux nouveaux entrants qui pouvaient vendre directement l’électricité aux gros clients industriels éligibles.
Le changement de gouvernement et l’arrivée de Pierluigi Bersani comme nouveau ministre de l’industrie en juin 1996 modifia de façon importante ce schéma. Bersani nomma une Commission spéciale pour étudier les lignes de la réforme du secteur électrique qui devait aussi être compatible avec la Directive européenne qui venait d’être approuvée. La Commission Carpi, du nom de son président, proposa que la libéralisation aille plus loin que le strict minimum imposé par la Directive, tout en acceptant que le marché électrique reste divisé entre clients libres et clients captifs. En particulier la Commission Carpi proposa d’imposer à Enel la vente d’une partie de sa capacité de production et de créer plusieurs sociétés distinctes d’Enel pour faire fonctionner le système électrique dans un régime de concurrence. Parmi celles-ci, la Commission proposa de créer une société indépendante pour la transmission et le dispatching des centrales, une société pour la gestion d’une bourse électrique obligatoire et l’Acheteur unique. Ce dernier était le moyen pour donner suite à une contrainte imposée par le Parlement italien qui voulait que le tarif unique soit maintenu, mais sans empêcher la libéralisation de l’activité de production.
Les propositions de la Commission Carpi furent en grande partie acceptées et intégrées dans le Décret Bersani (loi n. 99/1999) qui devint la loi régissant la nouvelle organisation du secteur électrique italien libéralisé. L’Acheteur unique fut institué avec pour mission d’acheter l’électricité pour le compte des clients captifs. L’AU cédait l’électricité aux distributeurs qui restaient les fournisseurs officiels des clients captifs (directement ou à travers une société spécifique). Pour ces clients, il y aurait un tarif égal sur tout le territoire national fixé par l’Autorité de réglementation de façon à couvrir tous les coûts de fourniture (dont ceux de l’AU). Mais l’AU servait aussi à faire fonctionner le marché. En effet, même si Enel était le distributeur de plus de 90% des clients captifs et même s’il restait le plus grand producteur électrique italien, l’AU pouvait acheter l’électricité à Enel, mais aussi aux autres producteurs nationaux (dont la part de marché devait croître) ou l’importer de l’étranger. Par le biais de l’AU les clients captifs devenaient collectivement libres de s’adresser au meilleur fournisseur pour leurs achats. On pouvait même penser que les clients captifs pouvaient mieux se défendre que les clients libres étant donné leur pouvoir de négociation en raison de la taille de l’AU.
Le Décret Bersani prévoyait aussi que l’AU puisse être l’instrument de la programmation du mix énergétique à travers la signature de contrats d’achat à long terme sous la direction des pouvoirs publics. L’AU devait aussi présenter chaque année ses prévisions de consommation des clients captifs pour huit ans et garantir la couverture pour les trois années à venir. Cette disposition servait d’une part à garantir la continuité du service et d’autre part à éviter que l’AU ne s’engage au-delà de ses besoins futurs puisqu’il était prévu dès le début que la part de marché captif devait diminuer au fur et à mesure que le marché libre s’élargissait.
Quelques mois après l’entrée en vigueur du Décret Bersani au mois d’avril 1999, le Gouvernement italien créa la société anonyme Acheteur Unique, entièrement possédée par l’État. Mais le Décret Bersani disposait aussi que l’AU ne pouvait commencer à agir qu’après que le ministre de l’Industrie eut approuvé les règles de son action. Ces règles ne furent approuvées qu’en décembre 2003 et donc de fait l’AU devint opérationnel seulement à partir de 2004. Ce retard entre les lignes de la réforme et leur application ne fut pas le seul. Par exemple, la société gérante de la bourse électrique italienne (nommée GME) fut aussi créée en 1999, mais la bourse électrique ne commença à fonctionner qu’en avril 2004[1].
2.2. L’adaptation des normes concernant l’AU après la Directive de 2003
À partir de 2004, l’électricité achetée par les clients captifs et par les clients qui, tout en étant libres de choisir leur fournisseur, ne l’avaient pas fait, a été approvisionnée par l’AU. Celui-ci devait agir selon les règles fixées par le ministère de l’Industrie (MISE) et céder l’électricité achetée aux distributeurs qui, à leur tour, la vendaient aux consommateurs à un tarif fixé par l’Autorité de l’énergie (AEEG). Ce tarif devait couvrir tous les coûts de fourniture, mais sans aucun profit pour l’AU. L’entrée en fonction de l’AU commença donc quand les conditions du fonctionnement du marché électrique étaient bien différentes de celles prévues au moment où il avait été institué. En effet en 2003 le Conseil et le Parlement européen avaient approuvé la Directive 2003/54/CE, qui remplaçait la Directive 96/92/CE et qui statuait, entre autres, qu’à partir du 1er juillet 2007 tous les clients devenaient éligibles. L’AU allait donc perdre les clients captifs en quelques années.
L’Italie n’était pas opposée à la décision d’ouvrir complètement le marché électrique, mais le Gouvernement et le Parlement pensaient que la transition vers un régime de négociation de prix libres pouvait poser des problèmes aux petits consommateurs. Pour cette raison, la loi n. 239/2004 établit que les clients captifs, s’ils n’exerçaient pas le droit de résilier le contrat avec leur distributeur, continueraient à être approvisionnés par l’AU. En d’autres termes, tous les clients devenaient libres de choisir leur fournisseur, mais, s’ils ne le faisaient pas, ils resteraient servis par leur distributeur aux mêmes conditions qu’auparavant et l’AU resterait chargé d’acheter électricité pour eux.
Les dispositions de la loi n. 239/2004 ont été complétées plus tard par la loi n. 125/2007 qui à transposé les indications de la Directive 2003/54 dans la loi italienne. La Directive de 2003 permettait aux États membres « de renforcer la position sur le marché des consommateurs ménagers ainsi que des petits et moyens consommateurs en promouvant les possibilités de regroupement volontaire » et de désigner un fournisseur du dernier recours (art. 3.3). En outre la Directive obligeait les États membres « à garantir une protection adéquate aux consommateurs vulnérables » (art. 3.5). En exploitant ces dispositions, la loi 125/2007 confirma que les clients résidentiels et les petites entreprises qui ne choisissaient pas un fournisseur continuaient à être servies par leur distributeur et que l’AU exercerait la fonction d’approvisionnement de l’électricité. Enfin, pour les clients qui ne passaient pas au « régime libre », cette loi introduisit le « régime de protection plus élevée » (‘regime di maggiore tutela’) ou simplement « régime de tutelle », confiant à l’Autorité de réglementation la tâche de fixer les « conditions standard du service et de définir temporairement, selon les coûts réels du service, les prix de référence ».
2.3. L’AU en 2015
L’Acheteur unique en 2015 est une petite société anonyme (environ 200 travailleurs) entièrement possédée par l’État qui a la tâche principale[2] d’approvisionner en électricité les familles et les petites entreprises commerciales, industrielles ou des services. Les consommateurs qui ne choisissent pas un fournisseur sur le marché libre sont servis par l’AU, mais ils peuvent décider à tout moment de le quitter ou encore, une fois passés sur le marché libre, ils peuvent décider de retourner vers le régime de tutelle et donc d’être à nouveau servis par l’AU. L’électricité achetée par l’AU est cédée aux distributeurs ou plutôt à leur société de vente[3], qui fournissent le « marché protégé » selon les directives du MISE (ministère du Développement économique, jadis ministère de l’Industrie). Il faut se rappeler que l’électricité ne représente qu’une partie du prix payé par les consommateurs (moins de 50% en 2015). À l’électricité et aux services associés à la gestion de l’ensemble de la production, s’ajoutent les coûts de réseau (transport et distribution) et surtout les « charges de système » (dues à plus de 80% aux subventions aux énergies renouvelables) et les impôts.
L’AU cède l’énergie achetée aux distributeurs en couvrant exactement ses coûts sur une base mensuelle. Les clients finals ayant choisi le « service de tutelle» ne connaissent même pas l’existence de l’AU puisqu’ils sont facturés par leur fournisseur traditionnel (leur distributeur). Les prix payés par les consommateurs finals restés sous le « régime de tutelle » sont encore appelés tarifs et sont mis à jour par l’Autorité pour l’énergie (AEEGSI) tous les trimestres en tenant compte non seulement de l’évolution des coûts d’achat de l’AU, mais aussi des autres composantes du coût total de fourniture. La partie non-énergie est la partie régulée du tarif ; elle est la même pour tous les consommateurs, qu’ils soient approvisionnés sur le marché libre ou par l’AU sous le régime de tutelle. Puisque la partie régulée du prix est majoritaire, il est évident que la possibilité de différentiation du prix entre marché libre et marché protégé reste limitée. On peut aussi dire que le prix de cession de l’électricité de l’AU aux distributeurs constitue le prix de référence pour la catégorie des petits consommateurs même quand ils sont approvisionnés sur le marché libre.
3. L’évolution de la clientèle et les performances de l’AU
Le 1er juillet 2007, lorsque tous les consommateurs électriques sont devenus éligibles, l’AU servait (indirectement) environ 34 millions de clients dont 28 millions de clients domestiques et 6 millions de clients non-domestiques en basse tension (que nous appellerons par simplicité petites entreprises ou PE). Comme il était prévisible, ce chiffre allait diminuer, surtout pour les clients non domestiques qui étaient déjà éligibles depuis 2004. En effet, à la fin de 2014, l’AU n’a plus qu’environ 25 millions de clients ayant perdu à peu-près un million de clients domestiques et 300.000 clients industriels par an (voir Tableau 1). Malgré cela, environ trois quarts des clients domestiques et deux tiers des clients industriels italiens sont encore servis par l’AU en 2015.
Tableau 1 : Évolution de la clientèle de l’AU entre 2007 et 2014
Clients domestiques | Autres clients | Énergie fournie | |
(millions) | (millions) | (GWh) | |
1.7.2007 | 28,0 | 6,1 | 123.517 |
31.12.2008 | 26,9 | 5,3 | 100.158 |
31.12.2009 | 26,0 | 5,0 | 94.466 |
31.12.2010 | 24,7 | 4,8 | 90.314 |
31.12.2011 | 23,8 | 4,7 | 84.713 |
31.12.2012 | 22,8 | 4,5 | 78.400 |
31.12.2013 | 21,7 | 4,2 | 70.903 |
31.12.2014 | 20,8 | 4,0 | 63.319 |
Var. 2007-2014 | -26% | -34% | -49% |
Source : Bilans annuels AU
Si le nombre de clients a baissé de 27% en sept ans, l’énergie fournie a baissé de 49 % (Tableau 1). Ceci s’explique par plusieurs facteurs. L’un est la diminution de la demande électrique en Italie (-9% entre 2007 e 2014), mais le plus important est sans doute la modification de la composition des clients de l’AU et le fait que les consommateurs qui le quittent sont ceux qui consomment le plus dans leur catégorie.
Depuis quelques années, le taux de passage du service de tutelle au marché libre est assez stable pour les clients domestiques et un peu plus variable pour les clients non domestiques, mais ce qui est remarquable c’est qu’environ un client domestique sur sept et un client non domestique sur trois repasse du marché libre à l’AU (Tableau 2). Un autre aspect à souligner est qu’environ 60% des clients domestiques et 50% des clients non domestiques qui quittent le service de tutelle choisissent comme fournisseur une société liée à leur distributeur. En effet, avec la réforme du secteur électrique les sociétés possédant un réseau de distribution, pour pouvoir vendre aux clients éligibles, ont été obligées de se transformer en groupe en créant au moins deux sociétés séparées, l’une pour la distribution et l’autre pour la vente sur le marché libre. La société de distribution est restée responsable de la vente aux clients qui choisissent le marché de tutelle, mais ces sociétés ont intérêt à pousser les clients à aller vers le marché libre en choisissant comme fournisseur la société de vente du groupe parce que leur bénéfices sont supérieurs.
Tableau 2 : Taux de passage de et vers le « service de tutelle »
2009 | 2010 | 2011 | 2012 | 2013 | |
Clients domestiques | |||||
Passage du « service de tutelle » au marché libre | 4,5% | 6,2% | 5,6% | 4,3% | 4,9% |
Passage du marché libre au « service de tutelle » | 0,4% | 0,6% | 0,7% | 0,7% | 0,7% |
Solde net des passages au marché libre | 4,1% | 5,6% | 4,8% | 3,6% | 4,2% |
% de ceux qui passent au marché libre avec une société liée à leur distributeur | 68,2% | 63,6% | 54,9% | 50,6% | 59,5% |
Clients non domestiques en baisse tension | |||||
Passage du « service de tutelle » au marché libre | 5,6% | 4,9% | 4,0% | 3,9% | 4,6% |
Passage du marché libre au « service de tutelle » | 1,6% | 1,5% | 1,5% | 1,3% | 1,3% |
Solde net des passages au marché libre | 4,0% | 3,3% | 2,6% | 2,6% | 3,3% |
% de ceux qui passent au marché libre avec une société liée à leur distributeur | 47,2% | 51,1% | 46,3% | 43,9% | 49,4% |
Source : Calculs de l’auteur d’après AEEGSI, http://www.autorita.energia.it/it/dati/evforn_ele.htm
La diminution du nombre des clients qui restent dans le service de tutelle est considérée comme un signe d’amélioration du fonctionnement du marché libre dans les Rapports de benchmarking de la Commission européenne et par tous ceux qui pensent que le marché ne peut qu’être la meilleure solution possible. Mais d’un point de vue positif il est important de répondre à deux questions: la performance de l’AU comme acheteur d’électricité a-t-elle été bonne ? les consommateurs qui ont choisi de signer un contrat sur le marché libre ont-ils réussi à payer moins cher ?
3.1. La performance de l’AU comme acheteur d’électricité sur le marché de gros
Pour pouvoir juger des performances de l’AU, il faut rappeler que la facture électrique des clients finals est composée de trois éléments : énergie, services de réseau et charges (subventions diverses et impôts). À son tour, la composante « énergie » peut être divisée en fourniture de l’électricité et des services de dispatching (balancing et réserve). Ce service est payé par l’AU, mais fourni en régime de monopole par le gestionnaire du réseau (en Italie TERNA). L’AU n’est donc responsable que de l’approvisionnement de l’électricité et, pour ce faire, il a à sa disposition soit l’achat à un prix fixé d’avance avec des contrats bilatéraux de « fourniture physique » ou des contrats financiers tel les CfD (contract for difference), soit l’achat sur le marché spot (la bourse électrique italienne, IPEX).
La société AU ne court pas elle-même un risque-prix parce qu’elle facture ses coûts aux 120 distributeurs qui gèrent la clientèle restée sous le régime de tutelle. Il n’y a pas non plus de risque-quantité puisque la capacité installée en Italie est largement excédentaire par rapport à la demande électrique. Si l’AU signe des contrats soit physiques soit financiers pour établir à l’avance le prix d’achat c’est qu’ou bien les directives ministérielles le lui imposent ou bien il le choisit en pensant faire mieux que s’il achetait sur le marché au jour le jour. Entre 2007 et 2014 l’AU s’est couvert en moyenne à la hauteur d’environ 60% de ses achats (Tableau 3).
Tableau 3 – Fourniture d’électricité par l’AU selon le type de contrat
Contrats bilatéraux physiques | CfD | Achats non couverts sur IPEX | Total | Contrats bilatéraux physiques | CfD | Achats non couverts sur IPEX | Total | |
GWh | GWh | GWh | GWh | % | % | % | % | |
2007 | 16.947 | 82.364 | 24.206 | 123.517 | 13,7% | 66,7% | 19,6% | 100% |
2008 | 19.504 | 27.134 | 53.520 | 100.158 | 19,5% | 27,1% | 53,4% | 100% |
2009 | 24.245 | 29.400 | 40.821 | 94.466 | 25,7% | 31,1% | 43,2% | 100% |
2010 | 41.845 | 5.736 | 42.733 | 90.314 | 46,3% | 6,4% | 47,3% | 100% |
2011 | 36.761 | 2.070 | 45.882 | 84.713 | 43,4% | 2,4% | 54,2% | 100% |
2012 | 38.581 | 6.158 | 33.661 | 78.400 | 49,2% | 7,9% | 42,9% | 100% |
2013 | 43.947 | 3.110 | 23.846 | 70.903 | 62,0% | 4,4% | 33,6% | 100% |
2014 | 37.932 | 2.961 | 22.426 | 63.319 | 59,9% | 4,7% | 35,4% | 100% |
Source : Bilans AU
Pour vérifier si la couverture du risque-prix de l’AU a été efficace, on peut comparer les résultats de cette stratégie avec ceux qui auraient été obtenus par un achat non couvert de toute l’électricité sur le marché spot en payant le PUN (prezzo unico nazionale). En effet, la bourse électrique italienne détermine des prix horaires zonaux pour les producteurs, mais les acheteurs payent tous le même prix moyen dit PUN, même quand les prix zonaux sont différents à cause des congestions. Le prix de référence pour les achats sur le marché spot pour l’AU est donc le PUN[4] . Les résultats de la comparaison montrent que l’AU n’a pas su faire mieux que la bourse (Tableau 4). Les années où le surcoût a été le plus élevé sont celles où le prix de bourse a baissé par rapport à l’année précédente (2009, 2013, 2014). L’analyse statistique sur la période 2005-2014 confirme une bonne corrélation linéaire entre la différence du prix AU-PUN et la variation annuelle du PUN. L’explication en est que les contrats de couverture sont signés normalement sur la base du prix actuel plus une prime de couverture du risque et donc quand les prix baissent la pénalisation est double. Par contre, la couverture avec des contrats bilatéraux physiques prévoit dans certains cas une partie importante d’indexation sur le prix des combustibles. Globalement l’AU n’a donc pas su faire mieux que le marché, c’est-à-dire que la couverture a été plus une aggravation des coûts qu’un avantage.
Les données montrent aussi que le poids des coûts de dispatching a beaucoup augmenté ces dernières années (Tableau 4). L’AU n’est pas responsable de cette augmentation, mais il est clair que, puisque le coût des services de dispatching n’a pas crû de la même manière sur le marché libre, cela tend à défavoriser les consommateurs dans le régime de tutelle et les pousse vers le marché libre.
Tableau 4 – Comparaison entre le coût d’achat de l’électricité de l’AU et le prix moyen boursier italien
Coût achat énergie de l’AU | Coût service dispatching | Prix moyen annuel IPEX (PUN) | Coût AU énergie/PUN | Coût service dispatching/PUN | |
€/MWh | €/MWh | €/MWh | % | % | |
2007 | 74,56 | 6,82 | 70,99 | 105% | 10% |
2008 | 91,66 | 9,10 | 86,99 | 105% | 10% |
2009 | 80,05 | 5,18 | 63,72 | 126% | 8% |
2010 | 72,57 | 6,30 | 64,12 | 113% | 10% |
2011 | 74,76 | 8,63 | 72,23 | 104% | 12% |
2012 | 80,47 | 10,17 | 75,48 | 107% | 13% |
2013 | 72,27 | 11,31 | 62,99 | 115% | 18% |
2014 | 65,65 | 13,34 | 52,08 | 126% | 26% |
3.2.Comparaison entre le prix de l’AU et des vendeurs sur le marché libre
Le second aspect important pour juger les performances de l’AU est la comparaison entre le prix payé par les consommateurs restés sous le régime de tutelle et ceux qui ont choisi le marché libre. Sur le marché libre, il existe beaucoup d’offres pour les consommateurs domestiques qui peuvent être classées en deux catégories de base: à prix fixe et à prix variable[5]. Les consommateurs qui le désirent peuvent assez facilement comparer le prix de l’AU avec ceux des différents vendeurs sur le marché libre. En Italie, comme partout ailleurs, il existe des comparateurs de prix qui offrent leurs services sur Internet pour aider à calculer sa facture électrique selon le fournisseur et le type de contrat choisi. Il est évident que ces comparateurs, étant payés par les vendeurs, essayent aussi d’orienter les choix des consommateurs. Le service dénommé TrovaOfferte (Trouve-Offres) fourni par l’Autorité de l’énergie (AEEGSI) est certainement plus neutre. Ce service, disponible gratuitement on-line sur le site de l’AEEGSI (http://www.autorita.energia.it/it/trovaofferte.htm), publie dans un format homogène et permet de comparer toutes les offres des vendeurs qui volontairement envoient leur données. Les consommateurs domestiques, en insérant dans le TrovaOfferte leur consommation et leur lieu de résidence, peuvent facilement comparer le coût total annuel des différentes propositions selon le type de fourniture qu’ils préfèrent.
Les comparateurs en ligne ou le TrovaOfferte permettent de savoir si ex-ante un consommateur peut faire des économies en passant du régime de tutelle au marché libre. Par exemple, selon Federconsumatori (2015), une association de consommateurs qui fait cet exercice de comparaison depuis quelques années en utilisant le TrovaOfferte, aux conditions du mois de mai 2015 un consommateur-type italien (2700 kWh par an) pouvait économiser 22 € par an (4,3% de sa facture avec l’AU) en choisissant une offre à prix variable ou jusqu’à 32 € par an (6,3%) avec un contrat à prix fixe. Mais il pouvait lui arriver aussi de payer jusqu’à 29% de plus en choisissant un contrat à prix fixe.
Ces chiffres changent, mais ces conclusions restent valables:
1) il est possible pour les consommateurs domestiques de faire des économies en quittant l’AU ;
2) l’économie maximale est limitée (quelques dizaines d’euros par an) ;
3) le client risque aussi de payer (bien) plus cher sur le marché libre.
L’analyse ex-post est plus difficile pour maintes raisons. Par exemple, avec les contrats à prix fixe, qui sont majoritairement proposés, il faut attendre de voir l’évolution du prix pour savoir si oui ou non il y a eu des bénéfices. Certains contrats sur le marché libre comportent des coûts fixes dont il faut tenir compte. Mais surtout, si on veut avoir une vision d’ensemble sur les performances de l’AU il faudrait comparer la moyenne du prix payé sur le marché libre et sur le marché de tutelle pour des catégories de consommateurs semblable. Cet exercice peut être fait par l’AEEGSI parce que tout vendeur d’électricité en Italie est obligé de lui communiquer chaque trimestre ses prix moyens de vente désagrégés par type de clientèle et par composantes.
En exploitant ces renseignements, l’Autorité de l’énergie a publié au début de 2015 un rapport détaillé sur les marchés au détail de l’électricité et du gaz pour 2012 et 2013. De ce rapport résulte que les clients sur le marché libre ont payé en moyenne la composante électricité plus chère que ceux qui ont choisi le service de tutelle de 12,5% en 2012 et de 19.5% en 2013 (AEEGSI, 2015, p. 52). Une partie de l’explication de cette différence réside sans doute dans le fait que les vendeurs sur le marché libre ont plutôt tendance à proposer des contrats à prix fixe qui coûtent plus cher que les contrats à prix variable (il faut payer la prime de risque-prix, mais même quand le signal de prix futur montre une attente de prix en diminution les vendeurs demandent une prime de risque pour geler le prix au niveau de départ et donc ont plutôt tendance à gagner deux fois). Néanmoins, on peut dire que, bien que l’AU, ayant signé des contrats à terme, ait payé l’électricité plus chère que s’il l’avait toujours achetée à la bourse, les consommateurs sous le régime de « maggiore tutela » en moyenne ont payé l’électricité moins chère par rapport à ceux qui ont choisi le marché libre.
4. Le débat sur l’avenir de l’Acheteur unique en Italie
Il n’est pas facile de comprendre de l’extérieur, au sein de la Commission européenne, de l’ACER (Agency for the Cooperation of Energy Regulators de l’UE) ou du CEER (Council of European Energy Regulators), que l’AU n’est pas un régime de tarifs administrés et encore moins une forme de limitation de la concurrence.
Comme expliqué plus haut, le prix de l’électricité payé par les clients (indirects) de l’AU est fixé par l’Autorité de l’énergie, mais il n’est autre chose que le prix de l’approvisionnement de l’AU sur le marché, il ne s’agit donc pas d’un « tarif social ». L’AU n’a pas de privilèges dans ses achats. Les clients payent entièrement les coûts de l’AU (il n’y a pas de subvention) et sont libres de le quitter à tout moment. Donc les autres vendeurs et les nouveaux entrants sont sur un plan d’égalité avec l’AU et la concurrence n’est pas faussée. Le prix payé pour la composante «énergie et dispatching» par les consommateurs est l’équivalent d’un contrat standard à prix variable tous les trois mois que n’importe quel vendeur peut offrir sur le marché.
Tout cela n’est pas bien compris. Encore en 2013, dans leur Rapport annuel sur le marché de l’électricité et le gaz, ACER et CEER classent l’Italie parmi les États membres de l’UE qui ont des prix électriques régulés (MMR 2012, p.40). Dans leur Rapport de 2014 concernant 2013, ACER/CEER nuancent un peu ce jugement en ces termes: “In Italy, a single buyer (Acquirente Unico) is responsible for procuring electricity to cover the requirements of the standard offer market (’mercato di maggior tutela’), i.e. to supply domestic and small business consumers who did not switch away from the standard offer (about 72% of all consumers and 25% of final energy volumes). This electricity is procured on the market and resold to standard offer retailers in accordance with directions from NRA (National Regulatory Authority) at prices which reflect the single buyer’s recognised costs, including procurement costs. The profit margin of standard offer prices equals the cost of entry of a new entrant into the market and is based on estimates provided by the single buyer and the Italian NRA. According to the latter, Italian standard offer prices (i.e. reference prices) are based entirely on market conditions and do not distort competition among suppliers. However, the standard offer prices may still be a focal point for suppliers and be considered by consumers as a “safer” option than competing offers, including by new entrants. In this respect, standard offer prices, while not necessarily distorting competition between suppliers, may still reduce the propensity of consumers to switch towards better offers” (MMR, 2014, p. 87-88).
Le vrai rôle que joue aujourd’hui l’Acheteur unique n’est pas toujours bien compris même à l’intérieur de l’Italie. Récemment l’Autorité de la concurrence italienne (Autorità garante della concorrenza e del mercato, AGCM) a considéré qu’il existe toujours en Italie un régime de prix régulé et a suggéré qu’il vaudrait mieux abolir l’AU en ces termes: “L’AGCM considère que tant qu’il y aura un régime de réglementation administrative du tarif final, même si les conditions d’offre sur le marché libre sont très transparentes, un marché concurrentiel dans le secteur de la vente au détail d’électricité et de gaz pourra très difficilement se développer, puisque le prix régulé jouerait inévitablement le rôle de focal point autour duquel se concentreraient les différentes offres” (AGCM, 2014, p. 67). On remarquera que l’AGCM ainsi que ACER/CEER considèrent que l’existence d’un focal point ou d’un prix de référence est un élément négatif pour la concurrence et pour le consommateur.
À notre avis il s’agit d’une erreur parce que ce benchmark :
1) facilite la comparaison des offres de la part des consommateurs et donc il baisse les coûts de transaction en fournissant un focal point fiable et facile d’accès;
2) il n’est pas en soi anticoncurrentiel parce que les vendeurs savent qu’ils doivent essayer de battre ce prix de référence, mais cela n’est pas suffisant s’il y a d’autres concurrents. Le problème du point de vue des consommateurs est le niveau de concurrence entre vendeurs, pas le prix du service de tutelle.
Mais l’idée que l’AU est une solution qu’il faut désormais dépasser a fait son chemin en Italie et le Gouvernement, dans un projet de loi du mois d’avril 2015, a proposé de supprimer l’AU à partir de 2018 en disant qu’il est temps d’abolir « une forme générale de tutelle pour tous les petits consommateurs ». Dans l’avant-propos de ce projet de loi, le Gouvernement a écrit que “(cette) libéralisation permet de développer des dynamiques concurrentielles capables de générer, dans le moyen terme, d’importantes réductions de prix pour les consommateurs et une évolution du modèle de business des opérateurs du marché de vente” [6]. Il s’agit d’une justification bien fragile du point de vue logique puisque la libéralisation du marché électrique est complète depuis le 1er juillet 2007 et puisque le prix de la composante énergie n’est pas régulé au sens propre. On peut aussi ajouter que, comme nous l’avons montré plus haut, jusqu’à présent les clients qui sont restés sous le régime de tutelle n’ont pas été pénalisés (en moyenne) et donc on ne voit pas facilement pourquoi l’abolition de l’AU entraînerait d’importantes réductions de prix. Par conséquent, on peut se demander pourquoi actuellement le Gouvernement italien veut supprimer l’AU.
La réponse la plus plausible est que les vendeurs, mais aussi les producteurs qui ont tous aussi une société de vente, préféreraient que l’AU disparaisse et font pression dans ce sens. Ceci semble confirmé par la position du Président d’Assoelettrica, l’association qui regroupe les sociétés électriques dont dépend 90% de l’électricité produite en Italie, qui dans sa relation annuelle de mai 2015 a affirmé: « Nous pensons que (l’abolition du marché protégé avant le 31 décembre 2017) soit la bonne route, parce qu’il s’agit d’un instrument désormais usé. Il y a des moyens alternatifs, comme les prix de référence indiqués par l’Autorité, mais aussi des idées plus modernes et plus convaincantes comme les groupes d’achat et un rôle plus actif des consommateurs » (www.assoelettrica.it/blog/?p=14929). Il est difficile de penser que les vendeurs et les producteurs se préoccupent avant tout de la défense des consommateurs. Il semble plus probable qu’ils veuillent la disparition obligatoire de l’AU pour élargir leur marché et leur possibilité de gain, par exemple en éliminant un prix de référence qui rendrait plus difficile la comparaison des consommateurs confronté à une variété d’offres où la différentiation des prix et des conditions est faite avant tout pour échapper à la concurrence.
L’autre explication est que l’AU et le régime dénommé “de tutelle” soit un obstacle à un “rôle plus actif “ des consommateurs, comme le suggère aussi le Président d’Assoelettrica, c’est-à-dire au changement de fournisseur qui leur serait avantageux. Si le régime de tutelle peut être un facteur qui « rend passives » les consommateurs, il faut se rappeler qu’il y a beaucoup de raisons qui expliquent pourquoi les petits consommateurs ne changent pas facilement de fournisseur électrique (ECME, 2010). Parmi celles-ci, il ne faut pas oublier que les possibilités d’économie dans la vente d’électricité sont très limitées par rapport au coût total du service. Si donc un consommateur peut au maximum économiser 20 à 50 euros par an en changeant de fournisseur mais il doit utiliser quelques heures de son temps pour se renseigner et trouver la meilleure offre, pourquoi le ferait-il dès que son temps a une valeur qui dépasse cette somme ?
Malgré cela, l’idée que le taux de changement est une mesure du bon fonctionnement du marché reste dominante. La Commission européenne, par exemple, l’a toujours écrit dans ses rapports de benchmarking : “The number of customers switching supplier is a natural indicator of the effectiveness of competition. If few customers are switching, there is likely to be a problem with the functioning of the market” (CE, 2005). La Commission était même arrivée à donner les bons niveaux du switching: « Based on experience in those Member States which have already had a competitive market for some time, one might expect a well functioning market to have around 15-20% of businesses changing suppliers every year with most, if not all, seeking to renegotiate tariffs with their current supplier every year. For households, an annual level of switching of perhaps 10% would seem a reasonable benchmark » (CE, 2004). Avec le temps, cette vision un peu déterministe s’est atténuée. On a reconnu que le taux de changement de fournisseur n’est pas une mesure certaine de bon fonctionnement du marché. On a reconnu aussi ce que suggère la théorie économique élémentaire que dans un marché très compétitif d’une commodité le taux de switching est bas, si non nul. Mais le préjugé favorable au taux du switching élevé comme signal d’un marché concurrentiel résiste: “Switching reflects the competitive process between different compagnies/groups in the market. It provides useful information on the level of competition in the market. High switching rates could be interpreted as a sign of adequate consumer awareness and competition in the market, and vice versa, even though low switching rates may point to sound competition equalising prices” (ACER/CEER, 2013, p. 33).
Laissant le côté les discussions théoriques et regardant de près les chiffres du switching, est-il vrai que le taux de changement de fournisseur des clients domestiques en Italie est bas? Les chiffres publiés par ACER/CEER dans les rapports annuels de monitoring du marché intérieur en Europe montrent que le taux de changement de fournisseur en Italie est supérieur à celui de certains pays comme l’Autriche, la France, l’Allemagne ou le Danemark, mais qu’il est inférieur à celui de la Belgique, l’Espagne, les Pays-Bas le Royaume-Uni ou la Suède (MMR, 2013 et MMR 2014). Donc l’Italie se trouverait au milieu du peloton.
Mais la précision des données sur le taux de switching n’est certainement pas très bonne partout et si on regarde de plus près les chiffres fournis par l’AEEGSI, que l’on peut considérer comme très fiables étant donné les obligations imposées aux vendeurs de lui communiquer leurs données, on voit que la situation change un peu et que le taux réel de changement en Italie est plus élevé que celui des statistiques européennes de 2-3 % (Tableau 5). Si l’on considère aussi ceux qui changement de type de contrat en restant avec le même fournisseur, le taux de switching en Italie dépasse même la barre de 10% ces dernières années et la placeraient dans le peloton de tête. Il est certain que ce type de passage n’est pas inclus dans les statistiques de ACER/CEER et c’est probablement aussi le cas pour le passage de clients de l’AU vers une société faisant partie du même groupe que le distributeur (ce qui rapprocherait les deux estimations). Les données montrent en effet que 60% des clients domestiques qui passent au marché libre choisissent une société liée à leur distributeur (probablement sans se rendre compte de changer de fournisseur[7]). Ceci témoigne l’avantage qu’a le titulaire à garder ses clients, mais montre aussi que les clients ont confiance et sont satisfaits pour la qualité du service électrique reçu par le passé. De toute façon tous ces changements et renégociations contribuent à la dynamique du marché italien.
Tableau 5 – Taux de changement de fournisseur ou de type de contrat des clients domestiques en Italie
2012 | 2013 | ||
Taux de changement de fournisseur des ménages | 6,4% | 7,6% | Selon ACER/CEER |
Taux de passage de l’AU au marché libre | 4,4% | 4,9% | Selon AEEGSI |
(dont : passés à une société liée au distributeur) | (2,2%) | (2,9%) | |
Taux de passage du marché libre à l’AU | 0,7% | 0,7% | |
Taux de changement sur le marché libre | 3,4% | 4,8% | |
Sous-total | 8,5% | 10,4% | |
Taux de changement de type de contrat avec le même fournisseur | 1,8% | 2,6% | |
Total | 10,3% | 13,0% |
Source: ACER/CEER 2013 et 2014; AEEGSI 2015
D’après ces chiffres, nous pouvons donc conclure que, bien qu’on puisse supposer que l’existence de l’AU tend à réduire un peu la mobilité des clients domestiques italiens, le taux de changement de fournisseur en Italie n’est pas bien plus bas qu’ailleurs et que, même du point de vue pratique, la présence de l’AU ne gêne de façon significative le marché de détail en Italie.
Conclusions
L’Acheteur unique en Italie a été créé pour servir le marché captif en mettant en concurrence les producteurs, mais il a vraiment commencé à fonctionner quand les clients captifs ont disparu. Malgré cela on ne peut pas dire que l’AU ait été une entrave au développement du marché libre ou qu’il ait été inutile ou pire nuisible pour les petits consommateurs électriques qui sont restés sous sa tutelle. Le nombre de clients qui s’adressent à lui et surtout les quantités vendues continuent à diminuer. Ceci n’est ni un bien ni un mal, mais le signe que les clients peuvent choisir et qu’ils le font. Il est moins sûr qu’ils le fassent en y gagnant toujours. Ceci est prouvé par le nombre de clients qui décident de revenir vers lui (Tableaux 2 et 5) et par l’analyse du prix moyen faite par l’Autorité pour l’énergie.
Les performances de l’AU dans l’achat de l’électricité n’ont pas été spectaculaires si on les compare au prix du marché de gros et elles sont en train de se dégrader légèrement (Tableau 4). Mais, même en admettant que les vendeurs sur le marché libre puissent approvisionner l’électricité aussi bien si non mieux que l’Acheteur unique, le rôle de « focal point » que joue le prix de l’AU, au lieu d’être négatif, à nos yeux continue à être très utile pour la défense des intérêts de l’ensemble des consommateurs qui disposent ainsi d’un repère neutre et facile d’accès. Si le prix payé par les clients servi par l’AU devenait régulièrement plus élevé que celui payé par ceux qui choisissent d’autres fournisseurs sur le marché libre, il est probable que le rythme de perte de clients de la part de l’AU s’accélérerait jusqu’à ce qu’il perde tous ses clients. Dans ce cas, la disparition de l’AU surviendrait pour des causes naturelles et non à cause d’une loi qui jetterait tous les clients sur le marché libre et probablement majoritairement dans les bras d’une société liée à leur distributeur.
L’abolition de l’AU est soutenue par certains parce que son existence serait une cause de bas taux de changement de fournisseur. Il est probable que l’existence d’un régime appelé de « maggiore tutela » rassure les clients et les pousse à ne pas chercher un nouveau fournisseur. Toutefois nous avons vu que le taux de switching italien n’est pas très bas et il faut se rappeler que le taux de switching ne peut pas être considéré en soi comme une mesure de bon fonctionnement du marché. Il y a d’autres mesures du niveau de concurrence entre producteurs et entre vendeurs qui reste le facteur important pour vérifier le bon fonctionnement du marché.
En admettant que le marché soit concurrentiel, il reste le problème de savoir si tous les consommateurs sont capables de défendre leurs intérêts tous seuls, surtout quand leur demande est rigide et le choix du contrat de fourniture est complexe. On peut penser que les petits consommateurs électriques aient besoin d’une aide ou d’une tutelle. De là (et de la volonté de garder un prix égal dans tout le Pays) vient le choix de l’Italie de créer et maintenir une coopérative d’achat confiée à l’AU. Aujourd’hui, si l’AU doit continuer à exister, il est probablement nécessaire que certaines choses changent: peut-être son nom, certainement le fait de dire que c’est l’Autorité qui fixe et annonce les tarifs tous les trois mois. L’AU pourrait annoncer tous les trimestres (ou avec d’autres intervalles) ses prix et l’Autorité se limiter à un contrôle. Pour faciliter cela, ce serait probablement bien si l’AU achetait toute l’énergie nécessaire à la bourse (à condition que celle-ci puisse être et rester compétitive). De cette façon l’AU resterait une coopérative d’achat de tous ceux qui veulent être sur d’acheter l’électricité au prix du marché du gros sans devoir (et pouvoir) le faire eux-mêmes. La dimension de cette coopérative évoluerait dans le temps, mais probablement elle pourrait survivre. On ne voit pas pourquoi cette forme de protection des petits consommateurs serait nuisible aux autres vendeurs et à la concurrence.
Notes et références
[1] Pour plus de détails sur l’histoire de l’AU en Italie voir L. De Paoli (2015).
[2] Dans le temps d’autres tâches charges mineures ont été attribuées à l’AU, ce qui explique l’augmentation de son personnel.
[3] Voir plus loin.
[4] Pour être précis il faudrait tenir compte que le profil d’achat de l’AU est un peu différent du profil de la demande totale, mais la différence entre le prix «profil AU» et le « prix PUN » est certainement limitée et peut être négligée ici.
[5] Quand on parle de prix fixe ou variable on se réfère ici à la composante énergie, parce que les composantes liées aux coûts de réseau et aux charges ne sont pas décidées par les vendeurs, mais sont égales pour tous et fixées par l’Autorité de l’énergie tous les trimestres.
[6] http://www.camera.it/_dati/leg17/lavori/stampati/pdf/17PDL0029970.pdf p. 10
[7] Par exemple Enel, qui reste de loin le plus grand fournisseur aux clients domestiques, a une société qui s’appelle «Enel Distribuzione» qui gère le réseau de distribution d’Enel (85% du réseau de distribution italien), une autre société qui s’appelle «Enel servizio elettrico» qui fournit les clients qui sont resté sous le régime de «maggiore tutela» et donc qui ont leur électricité approvisionnée par l’AU et «Enel Energia» qui est la société de vente d’Enel pour les clients qui choisissent le marché libre. Un client qui change de contrat et passe de «Enel servizio elettrico» à «Enel Energia » sort du périmètre de l’AU, mais ce n’est pas sûr qu’il pense changer de fournisseur.
Bibliographie complémentaire
ACER/CEER (2013), Annual Report on the Results of Monitoring the Internal Electricity and Natural Gas Markets in 2012, (MMR 2012), Ljubliana, November 2013
ACER/CEER (2014), Annual Report on the Results of Monitoring the Internal Electricity and Natural Gas Markets in 2013, (MMR 2013), Ljubliana, October 2014
Acquirente Unico, Bilanci di esercizio, www.acquirenteunico.it/canale/trasparenza/dettaglio-bilancio
AEEGSI (2015), Monitoraggio retail : Rapporto annuale 2012-2013, Rapporto 42/2015/I/COM, http://www.autorita.energia.it/allegati/docs/15/042-15.pdf
AGCM (2014), Proposte di riforma concorrenziale ai fini della Legge Annuale per il Mercato e la Concorrenza anno 2014, www.agcm.it/trasp-statistiche/doc_download/4364-s2025.html
CMP (Comitato dei ministri per le privatizzazioni) (1995), Linee fondamentali per la privatizzazione di Enel SpA e la riforma del settore elettrico nazionale, «Staffetta Quotidiana», 14 décembre.
Commission Européenne (2004), Annual Report on the Implementation of the Gas and Electricity Internal Market, COM(2004) 863 final
Commission Européenne (2005), Report on progress in creating the internal gas and electricity market, COM (2005) 568 final
De Paoli L. (2015), L’Acquirente Unico: l’evoluzione di un concetto e della sua applicazione, Dans : A. Clô, S. Clô, F. Boffa (Ed.s), Riforme elettriche tra efficienza ed equità, il Mulino, Bologna.
ECME Consortium (2010), The functioning of the retail electricity markets for consumers in the European Union, Final Report,
Federconsumatori (2015), XI indagine sulle offerte di energia elettrica e gas, http://www.federconsumatori.it/Showdoc.asp?nid=20150618124347
Mandil C. (1994), La réforme de l’organisation électrique et gazière française, (Rapport Mandil) (Disponible dans : Economia delle fonti di energia e dell’ambiente, n.1/1994)
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