Hydroélectricité : l’impact de ses aménagements en Beaufortain

L'impact des aménagements hydroélectriques en Beaufortain

Les grands aménagements hydroélectriques laissent une empreinte indélébile sur leur environnement. Dans le Beaufortain,  ils ont modelé le paysage naturel et social d’une entité particulière, géomorphologique et historique fermée sur elle-même. « L’intrusion » d’EDF pour l’aménagement de Roselend et de ses satellites a été déterminante.


Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la production électrique de la France ne dépasse pas 20 TWh. Construire de nombreuses centrales électriques est donc une ardente nécessité. Parallèlement à la thermoélectricité implantée sur le carreau des mines de charbon du Nord et de Lorraine, l’hydroélectricité est développée sur le Rhin, dans le Massif Central, les Pyrénées et surtout les Alpes. C’est dans ce contexte que commencent les grandes transformations que va connaître la région du Beaufortain, notamment avec l’aménagement de Roselend[1].

Fig. 1 : Le barrage de Roselend en 1959 - Source : photo Ivanoff

 

1. Brève présentation du Beaufortain

Localisé sur le versant sud du Mont Blanc, le Beaufortain a une altitude moyenne de 1660 mètres. Il est limité au sud par la vallée de l’Isère, à l’ouest et au nord par le Val d’Arly, à l’est par la vallée des Contamines, le col du Bonhomme et la vallée de Chapieux. Sa vallée principale est celle du Doron qui prend sa source au Cornet de Roselend, à 2100 mètres d’altitude. Il est composé administrativement de quatre communes : Queige, Villard sur Doron, Hauteluce et Beaufort.

Sa géomorphologie et son enclavement expliquent son isolement au cours des siècles et même le faible attrait de ses ressources hydrauliques au regard des industries électrochimiques, un temps apeurées par ses difficultés d’accès. Finalement, c’est cependant bien l’exploitation de ces ressources qui va entraîner la transformation de la région. Sur la carte ci-dessous, le tracé des cours d’eau et des aménagements résume bien la grande richesse d’un massif, exclusivement voué aux activités rurales et minières depuis des siècles.

Fig. 2: Carte « chute de Roselend » - Source : documentation EDF, années 1960

Enclavé géographiquement, le Beaufortain qui a appartenu successivement au Faucigny, donc au Dauphiné jusqu’en 1355, puis au comté et au duché de Savoie, a toujours manifesté une certaine défiance à l’égard du pouvoir, qu’il ait été ecclésiastique comme au Moyen-Âge (évêques de Tarentaise) ou princier par la suite (comtes Dauphins).

Fig. 3 : Beaufort – Source : carte postale des années 1950

C’est bien ainsi que l’on peut comprendre les réactions de la population qui, lors de l’arrivée des entreprises désirant exploiter pour leur compte les ressources hydroélectriques, en ont anticipé les conséquences sur la déstructuration de l’exploitation agricole familiale. Dans le prolongement de l’essor de l’industrie papetière du Grésivaudan à Lancey, début de l’aventure de la Houille Blanche, les papeteries de Venthon commencent en 1889 l’installation dans le Beaufortain de huit prises d’eau et de centrales électriques.

Entre 1923 et 1949, l’aménagement de la Girotte, au pied du Mont Blanc provoque l’émergence d’une nouvelle figure sociale : l’ouvrier paysan. L’exode rural en sera limité mais le principal apport économique résulte moins de la création d’emplois par l’exploitation des centrales électriques que de la création de commerces, suscitée par l’arrivée de nombreux ouvriers, majoritairement italiens, pendant la période des chantiers .

Fig. 4 : Léonide Ivanoff, chef d'aménagement de Roselend sur le barrage de la Girotte dans les années 1950 - Source : photo Ivanoff

 

2. L’aménagement de la chute de Roselend

Tout change avec la nationalisation de l’industrie électrique, la création d’Électricité de France (EDF) en 1946 et le projet colossal de l’aménagement de la chute de Roselend au cours des années 1950.

Son premier impact sur la société beaufortaine s’est manifesté à travers la difficile question des expropriations, juste après les drames de Tignes. En cause les 592 hectares de patrimoine foncier prélevés et les 55 bâtiments détruits dans le creux de la cuvette de Roselend, tous chalets d’alpage pour l’été, donc non utilisés en habitat permanent.

Fig. 5 : La cuvette de Roselend avant l' année 1955 – Source : photo Ivanoff

En dépit d’avis partagés sur le sujet, les compensations financières versées aux propriétaires des terrains et des bergeries semblent avoir souvent dépassé ce qui était officiellement prévu par les barèmes de l’administration pour éviter l’intervention de la justice, mais était-ce suffisant pour couvrir le préjudice moral et culturel d’un paysan privé de sa terre ?

De là sans doute les tensions entre enfants autochtones de parents «  spoliés » et enfants des « envahisseurs » parfaitement perceptibles, non pas à l’école qui nivelait les antagonismes, mais dans les rapports sociaux. Jamais en dix ans de vie en Beaufortain, une camarade de classe, fille de paysans, ne m’a invité chez elle ! Et, pour être tout à fait honnête, on doit avouer que les enfants autochtones n’étaient pas non plus invités dans la cité EDF. Pour autant des rapports d’amitié scolaires et sportifs, noués notamment dans la pratique du ski naissant à Arêches et aux Saisies, ont toujours existé et sont restés intacts plusieurs années plus tard.

Fig. 6 : Cité EDF à Beaufort d'en Bas - Source : photo Ivanoff

 

3. Les effets sur l’économie et le socle social

Effet démographique, d’abord. Que l’on réalise le choc de voir arriver, en moins de trois ans, de 3 500 à 4 000 personnes, dont 2 384 ouvriers ! La plupart, aux débuts, sont des célibataires. Ils sont logés dans des centaines de petits chalets, arrivés en trois ou quatre morceaux et montés en quelques jours sur des soubassements en béton. Suivent les familles du personnel des entreprises (42 pour la seule entreprise Borie) plutôt logées à Arêches[2].

Résultat de l’afflux de nouveaux habitants, l’explosion de l’immobilier qui traduit un choc de civilisations, notamment par l’opposition entre deux types de logements : ceux des ouvriers in situ, aux Chappuis ou à Roselend même, et ceux des surveillants, contremaîtres, entrepreneurs et ingénieurs en bas dans les vallées ou à Arêches.

Mais l’essor démographique et immobilier entraîne aussi le désenclavement social et économique de cette « petite suisse », fermée sur elle même. Avec l’ouverture de nouvelles routes et le réaménagement de tout le réseau routier, plus tard la jonction Roselend – Bourg Saint Maurice, devenue l’un des plus beaux itinéraires touristiques des Alpes, EDF amorce une modernisation de toute la région qui se poursuit par la création d’un centre scolaire à Beaufort, la réfection de bâtiments à vocation religieuse, la création d’une véritable station de ski à Arêches et l’installation de nouvelles remontées mécaniques. Sans oublier la plus belle réalisation pérenne du Beaufortain : la cave coopérative. Sa création n’est pas directement due à EDF mais son aide financière, pour l’acquisition des murs de la coopérative, a suscité l’envie de travailler ensemble, dans une population à la fois très attachée à son passé et entraînée par la modernité ambiante.

Plus généralement, le véritable impact de l’aménagement hydroélectrique sur les populations locales a pris la forme d’un bond spectaculaire du commerce, tous types confondus : épiceries nouvelles, restaurants, librairies, bureaux de tabac, et, à Arêches, magasin de sports, bars et hôtels

Avec le recul de quelques décennies, on en mesure mieux les conséquences en termes de brassage de populations d’origines et de cultures différentes dans cet espace limité qu’est le Beaufortain. Tous les jeunes des années 1950 et 1960, autochtones ou enfants d’immigrés parfois déjà sur place depuis une génération, enfants transplantés des « envahisseurs », se souviennent d’une atmosphère joyeuse qui ne tenait pas qu’à leur état d’adolescent. Les divertissements ne manquaient pas : bals, cinémas, sorties de ski, escalade, alpinisme. Les groupes folkloriques de danse et de musique, dirigés par l’institutrice, se produisaient régulièrement. De notoriété publique, la vie de chantier pour le personnel d’EDF notamment, n’a jamais été triste.

Fig. 7 : Groupe folklorique – Source : photo Carrera

L’aménagement achevé, les populations autochtones qui, en travaillant sur les barrages, avaient bénéficié de revenus bien supérieurs à ceux des paysans, ont dû se reconvertir, souvent sans autres perspectives que l’industrie touristique dont l’émergence a de nouveau forcé la population et les hommes politiques à parler un même langage. À cet égard, le Beaufortain s’est scindé en deux entités différentes : d’un côté, la commune d’Hauteluce avec les extraordinaires possibilités d’aménagement hivernales puis estivales, de l’autre, la commune d’Arêches Beaufort[3].

De façon générale, la reconversion économique des travaux hydroélectriques aux activités de tourisme reste lente et encore parfois compliquée, si l’on en croit les déclarations de Pierre Blancher, ingénieur EDF qui, en fin de carrière, s’est particulièrement impliqué dans l’aide à la décision et aux réalisations de véritables produits touristiques pérennes.

Sans doute faudra-il attendre encore une génération pour que cessent totalement des réactions, compréhensibles, de rejet de cette modernité imposée par quelques irréductibles qui n’ont sans doute pas bénéficié de soutien pour accepter le deuil d’une vie déjà dépassée à l’époque de l’arrivée d’EDF. L’autre partie s’est adaptée en un temps record si bien que le touriste, de passage ou en séjour, retrouve dans le Beaufortain, une part de la sérénité agro pastorale qui, elle, n’a pas été engloutie sous les 180 millions de m³ d’eau du barrage de Roselend.

Avec le site « exceptionnellement préservé des rapaces de l’or blanc »[4] de la cuvette de Roselend, le patrimoine du Beaufortain, déjà unique en son genre, a encore été rehaussé.

Fig. 8 : Le lac de Roselend et le Mont Blanc – Source : photo Ivanoff


Notes et références

[1] Une présentation complète de cet aménagement hydroélectrique par l’un de ses responsables, Brice Wong, est en préparation.

[2] Ces petits chalets à la fin des travaux n’ont malheureusement pas tous été achetés par les habitants.

[3] Marie Christine Fourny retrace avec une grande lucidité la « mise à l’écart » d’une partie du Beaufortin dans les plans touristiques Montagne des années 1970.
Fourny Marie-Christine (1989). La dynamique du développement local en zone de montagne. Constitution et évolution d’un pays. Thèse de doctorat de géographie. Grenoble : Université Joseph-Fourier.
Du même auteur : Fourny Marie-Christine (1987). Le tourisme dans un projet d’auto-développement microrégional : le cas du Beaufortain. Revue de géographie alpine, tome 75, n°2. pp. 129-139; http://www.persee.fr/doc/rga_0035-1121_1987_num_75_2_2673 [Consulté le 26/01/2017]

[4] L’or blanc désigne usuellement un alliage d’or pur avec divers métaux, dont l’argent. Ici l’expression est appliquée à la neige, source de revenus pour ceux qui l’exploitent dans les stations de ski. Parmi eux, certains promoteurs, propriétaires de remontées mécaniques et/ou d’immeubles de rapport, ont pu être qualifiés de « rapaces » lorsque rien ne limite leur appât du gain.


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