Libéralisation des marchés et recherche d’un monde neutre en carbone contraignent EDF à des évolutions structurelles. Vers quelle organisation de l’approvisionnement en électricité conduit le projet de scission de l’entreprise nationale en deux entités ? Ne risque-t-il pas, pour des raisons financières, de passer à côté d’un projet industriel de long terme ?
Dénommé Hercule, sans doute pour signifier son ambition, le projet de réforme d’EDF prévoit un changement de structure, impliquant une séparation en deux entreprises. Repoussé de quelques mois devant les difficultés politiques qu’il commence à rencontrer, il devrait se concrétiser d’ici la prochaine élection présidentielle de mai 2022.
Déjà dans le passé, pour se soumettre aux règles européennes de la concurrence, EDF avait dû placer dans des filiales ses activités de réseau, RTE pour le transport et ENEDIS pour la distribution. Cette séparation des activités concurrentielles, la production et la commercialisation, avait pour but de ne pas gêner les concurrents souhaitant se développer dans ces deux directions (Lire : L’électricité : entre monopole et compétition).
Avec le nouveau projet de réforme, il s’agit de procéder à une séparation organique entre la production et la commercialisation. Une première entreprise, dénommée provisoirement EDF Bleu et détenue à 100% par l’Etat, regrouperait les parcs nucléaire, thermique à flamme et hydraulique, ainsi que les activités de transport. Une seconde entreprise, dénommée EDF Vert, dont le capital serait ouvert jusqu’à 35%, regrouperait les énergies renouvelables, le commerce, les services et la distribution (Figure 1).
1. Pourquoi une telle réforme ?
L’idée de départ du gouvernement socialiste en 2015 était de séparer le nucléaire des autres activités afin de protéger ces actifs et d’assurer la pérennité du parc nucléaire en permettant le financement des investissements de rénovation des réacteurs en place et d’en construire de nouveaux. Pour ce faire, il s’agissait de « rompre le lien entre les activités dans le domaine du nucléaire en France et le reste du groupe » selon les propos de Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie. Le problème est cependant loin d’être aussi simple, et ce pour deux raisons.
Les motivations financières, en premier lieu, sont différentes. Le véritable objectif est d’isoler la partie nucléaire parce qu’elle pèse trop lourd sur la valeur du groupe EDF du fait de l’importance actuelle de sa dette (33 milliards d’euros) et de sa contribution à la dégradation de la note des agences de notation qui compte lors des emprunts. En outre, face au dérapage des coûts de construction de la tête de série de l’EPR et des investissements de rénovation des réacteurs existants, le nucléaire est perçu comme lourd de risques financiers. Dans l’ambiance générale hostile au nucléaire depuis Fukushima, cette perception domine, alors même :
- que chaque réacteur contribue en moyenne à hauteur de 200 millions d’euros à l’excédent brut d’exploitation de l’entreprise, quelles que soient les décisions de l’Autorité de sûreté nucléaire et hors période de rénovation du réacteur ;
- et que les recettes sont limitées par la vente obligée aux concurrents d’EDF du quart de la production nucléaire, soit 100 TWh, au prix règlementé de 42€/MWh, selon le dispositif de l’ARENH (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique), ce qui correspond selon les estimations internes, à un manque à gagner de 600 à 800 millions d’euros par an (Figure 2).
Une seconde raison de complexité tient à la volonté de respecter les directives de libéralisation du secteur électrique pour complaire à la doxa « bruxelloise ». Elle entraine l’obligation de mettre les autres activités de production d’électricité dans l’entité accueillant les actifs nucléaires, parce cette dernière doit réunir toutes les productions vendues sur le marché de gros pour les séparer de leur commercialisation. L’une des conséquences de cette obligation est la présence quelque peu incongrue de l’activité de transport dans l’entité EDF Bleu, laquelle sera en fait la participation d’EDF dans RTE dont elle est propriétaire à 50,1%. Ce faisant, il ne s’agit pas d’ajouter dans EDF Bleu une activité règlementée à revenus garantis pour aider l’entreprise à faire face aux risques de marché, mais de permettre que le capital de RTE serve d’actifs dédiés à la garantie de provisions faites pour le démantèlement des tranches nucléaires et la gestion des déchets (Lire : Le démantèlement des centrales nucléaires et Le cycle du combustible nucléaire).
Face à EDF Bleu, EDF Vert va être composée d’activités régulées à revenus garantis, la production par EnR et la distribution, à côté des activités concurrentielles de la vente et des services. Les promoteurs de la réforme espèrent que, lors de son introduction en bourse, EDF Vert, délestée du risque nucléaire et dotée de ces activités régulées, dégage une valorisation boursière supérieure à celle de l’actuelle EDF, soit 36 milliards d’euros. Le seuil de 35% offerts aux capitaux privés est, selon les conseils de l’APE (Agence des participations de l’État) et d’EDF, indispensable pour éviter que les agences de notation situent EDF Bleu et EDF Vert au même niveau, ce qui défavoriserait EDF Bleu.
2. Quelles sont les motivations des dirigeants d’EDF ?
Aux dires de Jean-Bernard Lévy, PDG d’EDF, le but de la réforme est avant tout de « permettre le financement des investissements nécessaires au développement de l’entreprise« , sous-entendu, nécessaires à la poursuite de l’option nucléaire en investissant dans le nouveau nucléaire sans lequel la réforme n’aurait plus de sens. Pour ce faire, les dirigeants de l’entreprise souhaitent que la régulation du secteur électrique français soit débarrassé du dispositif de l’ARENH (voir plus haut) qui avait été mis en place en 2010 pour favoriser le développement de la concurrence et répondre aux pressions de l’Union européenne désirant une diminution des parts de marché d’EDF, toujours soupçonnée d’abus de position dominante. Ce dispositif revient à ce qu’EDF finance ses concurrents pour que ceux-ci lui prennent des parts de marché, objectif ultime pour respecter les « Tables de la Loi ».
La contrepartie de la suppression du dispositif ARENH serait une dé-verticalisation d’EDF par séparation de ses activités de production et de commercialisation placées dans deux entreprises distinctes. Au nom de la concurrence dans le secteur électrique imposée par l’Union européenne, toutes les productions d’EDF Bleu passeront obligatoirement par des transactions extérieures, soit sur le marché horaire, soit par des contrats à terme, que ce soit pour les achats d’EDF Vert, ou pour ceux des concurrents d’EDF. Les discussions en cours avec l’Union européenne ont précisément pour but de vérifier si le projet de réforme offre toutes les garanties permettant de sécuriser le développement de la concurrence au niveau de la vente d’électricité. Des exigences supplémentaires pourraient être formulées par la Commission. Parallèlement, d’intenses discussions se poursuivent en France sur le maintien ou non du dispositif ARENH sous une forme amendée, car sa disparition à laquelle s’opposent les concurrents d’EDF n’est en aucune façon décidée.
D’autres inconnues demeurent. Comment sera partagée la reprise de la dette ? Si elle est portée trop massivement par EDF Vert, les marchés boursiers risquent de d’écôter sa valeur et les agences de notation de baisser sa note pour ses emprunts (Figure 3). Comment va–t-on financer la re-nationalisation de la production ? L’État qui est pour l’heure actionnaire à 83,6% d’EDF devra, avant de pouvoir vendre des parts du capital d’EDF Vert pour obtenir quelques ressources, acquérir 100% du capital, pour ensuite répartir les actifs d’EDF entre les deux entreprises. Il devra donc, pour indemniser les actionnaires privés, trouver huit milliards d’euros !
3. Quelles sont les principales craintes qu’inspire le projet ?
Une première crainte est de voir l’entreprise qui accueillera les actifs nucléaires servir de support pour gérer la sortie du nucléaire que déciderait un gouvernement opposé à cette technologie. On ne doit pas oublier, en effet, que l’inspiration initiale des conseils de l’APE et d’EDF sur ce dossier était la restructuration des deux énergéticiens allemands, RWE et E.ON : en 2015, ils avaient séparé leurs actifs nucléaires et de thermique à flamme appelés à disparaitre de leurs autres activités en les intégrant dans une entreprise spécifique appelée à jouer le rôle d’une structure de défaisance. Projeter cette motivation sur le cas français n’est pas forcément une vue de l’esprit quand l’on sait qu’avant son départ, Nicolas Hulot était partisan de la modification de la structure d’EDF « pour marginaliser le nucléaire« . Mediapart n’avait d’ailleurs pas hésité à titrer un article sur le réforme d’EDF, le 16 mai 2019 : » EDF menacée d’être transformée en « bad bank » du nucléaire » (Lire : Dans un monde neutre en carbone, pourra-t-on se passer du nucléaire ?).
Une deuxième crainte est celle de la privatisation croissante d’EDF Vert, voire d’une prise de contrôle par une entreprise plus fortement capitalisée qu’EDF qui l’est actuellement à hauteur de 37 milliards d’euros. On peut fort bien imaginer que les engagements qui seront pris par le gouvernement de ne pas descendre en dessous de 65% de parts de l’État lors de la scission, ne résistent pas. L’exemple de la fonte progressive de la participation de l’État dans le capital de GDF Suez, devenu par la suite Engie, est là pour le suggérer. Initialement, lors de la constitution de GDF Suez en 2007, la part de l’État qui était alors de 40% ne devait pas baisser au dessous de 33% du capital, ce qui n’a pas empêché ultérieurement son désengagement progressif à 24% et prochainement à 15% (Figure 4).
Troisième crainte, si la motivation principale de la réforme est que l’on redoute de manquer de ressources pour financer les investissements à venir, notamment dans le nucléaire, améliorera-t-on vraiment la capacité de financement globale de l’ensemble ? Certains ne manquent pas de remarquer qu’on ouvre au financement privé la partie qui a le moins besoin d’argent et qu’on enferme l’autre entité dans un statut prisonnier des contraintes budgétaires de l’État, et qu’on l’entrave, si ARENH ne disparait pas, par une régulation la contraignant de vendre une partie importante de sa production à un prix règlementé en dessous du prix du marché. Ainsi entravée, EDF Bleu ne pourra que reposer sur un modèle d’affaires bancal (Lire : La complexité des marchés électriques : les limites de la libéralisation des industries électriques).
Pour conclure, même si, pour rassurer les syndicats, les dirigeants d’EDF insistent sur le fait que » le changement de structure n’est en aucun cas un démantèlement « , c’est bien d’une dé-intégration verticale sans aucun fondement industriel qu’il s’agit. La scission en deux entreprises indépendantes dont les différences de droits de propriété et de structures de gouvernance sera lourde de divergences dans le futur. Le projet de scission est donc bien un projet de financiers, et non d’industriel. Il est largement déterminé par la nécessité de se plier aux injonctions « bruxelloises » et fortement marqué par le tropisme financier des banques qui conseillent l’APE et EDF.
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